Jay Bettencourt est formateur d’organisateur·trices au sein de l’IWW. Il décortique ici le management par la gentillesse et l’illusion qui est faite de l’entreprise sans patron.
Dans une interview hilarante avec Vice publiée en 2013, le philosophe Slavoj Zizek décrit une dynamique trop familière à de nombreux·ses travailleur·euses aujourd’hui. Il affirme qu’aujourd’hui « un patron typique ne veut plus être un patron ». Il poursuit en décrivant comment, dans le lieu de travail postmoderne, les travailleur·euses sont obligé·es de prétendre que leurs employeurs sont leurs amis. Il faut être excessivement poli, donner une accolade au patron, « échanger des vulgarités », etc. Pendant tout ce temps, les deux parties agissent comme s’il s’agissait d’une relation d’amies et d’égaux.
La direction va parfois jusqu’à l’absurde pour entretenir cette illusion. Elle va boire un verre ou participer à une fête avec les travailleur·euses après le travail, s’engager socialement pendant le temps libre, inviter les travailleur·euses à des funérailles et à des mariages, et même essayer de se positionner du côté des travailleur·euses, vraiment. Je ne peux vous dire combien de fois j’ai entendu mon responsable dire : « Je suis de votre côté, les gars. J’ai demandé au directeur une augmentation de salaire mais il a dit non et je ne peux rien faire d’autre. »
Ce jeu vous épuise rapidement, surtout si vous avez un emploi à bas salaire. La direction ou les RH attendent de vous que vous mainteniez une bonne humeur polie et une passion pour votre travail tout en rendant votre vie matériellement misérable. Certains vont même jusqu’à dire : « C’est un lieu de travail très détendu, j’essaie de ne pas être trop dur avec vous », comme s’il s’agissait d’un avantage tel que des soins de santé décents ou de longues vacances, qui font généralement défaut. Pendant ce temps, l’inflation des prix à la consommation fait un bond en avant, les salaires stagnent et les conditions de travail se dégradent régulièrement.
D’un autre côté, cette dynamique peut amener certain·es travailleur·euses à essayer de surpasser leurs performances pour impressionner le patron ou à jouer du favoritisme pour obtenir un traitement de faveur et du répit. L’intrusion de la part du management dans la vie sociale de ses employé·es en dehors des heures de travail peut également constituer une forme de surveillance sociale et de conditionnement des travailleur·euses – vous ne pouvez pas parler franchement ou même vous défouler en toute sécurité sur vos problèmes si votre hiérarchie est présente. Ou, si vous le faites, la direction peut facilement utiliser cela pour corrompre, isoler ou exercer des représailles contre les travailleur·euses. Ils vous menacent de ne plus être gentil.
Lorsque vous vous débarrassez des subtilités et que vous tirez le rideau, toute l’imposture se révèle être une stratégie classique de division et de conquête. Les employeurs mettent en place des structures salariales et des conditions de travail qui dressent les travailleur·euses les un·es contre les autres dans des compétitions de productivité. Mais pour éviter que les travailleur·euses ne s’égorgent mutuellement, la « porte est toujours ouverte » pour que les travailleur·euses puissent se confier à une oreille amicale s’ils ou elles le souhaitent. La direction veut que nous n’ayons de bonnes relations sociales qu’avec elle. La délation et la dénonciation sont encouragées, chaque travailleur ou travailleuse est censé·e être le chouchou du professeur, et la seule façon d’obtenir un quelconque soulagement des mauvaises conditions de travail est de jouer le jeu du favoritisme d’un manager.
Le regretté Mark Fisher aborde cette forme d’isolement de la classe ouvrière dans son livre percutant de 2009, Le Réalisme capitaliste. Comme Zizek, il se concentre sur le lieu de travail postmoderne et soutient que cette absence de structure omniprésente sert à aliéner les travailleur·euses les un·es des autres et à briser notre volonté de lutter. Il illustre son propos par une remarque sur la discipline : au début du 20e siècle, les travailleur·euses étaient régulièrement soumis à une discipline rigide directement imposée par le capital, l’État ou leurs agents. Aujourd’hui, les travailleur·euses sont socialement conditionné·es à avoir une « bonne éthique du travail », à pratiquer « l’autodiscipline » et à « se démener » pour augmenter la productivité du travail au lieu de supporter la discipline imposée par l’employeur. La direction n’a guère à intervenir.
De plus, Fisher affirme que cet état de fait conditionne la résistance de la classe ouvrière au capitalisme à des canaux individualisés inutiles comme l’activisme des consommateurs. Sans la connaissance d’une structure de classe (et de capitalistes prétendant être comme nous), il n’y a pas de cible claire à forcer à nous donner ce que nous voulons. Et ainsi, les problèmes du capitalisme donnent l’impression de n’avoir ni début ni fin, aussi insolubles que le mouvement des planètes autour du soleil.
Malheureusement, Fisher ne nous offre pas beaucoup de conseils pratiques pour aller de l’avant. Heureusement, l’IWW compte de nombreux·ses combattant·es de classe aguerri·es qui ont appris de dures leçons au fil des ans. D’après mon expérience personnelle, le « gentil employeur » s’est avéré être l’un des obstacles les plus difficiles à surmonter pour faire décoller une campagne syndicale. Je vois généralement la direction organiser des activités sociales, des happy hours et des événements après le travail, bien plus que les travailleur·euses elleux-mêmes. Sur mon lieu de travail, les cadres se joignent aux travailleur·euses pour des soirées de jeux et les accompagnent souvent dans des activités de plein air comme le vélo ou le camping. Ils semblent prêts à tout pour faire oublier aux travailleur·euses que la relation de travail n’est pas fondamentalement de nature économique.
Les profondes ramifications de la direction dans la vie sociale des travailleur·euses ont tendance à rendre ces dernier·es réticent·es à prendre des mesures susceptibles de mettre en péril leurs amitiés. Les organisateur·trices IWW doivent savoir qui est proche de qui sur le lieu de travail afin d’éviter ce piège et d’empêcher la direction de retourner les leaders du lieu de travail et les autres travailleur·euses contre un effort d’organisation dès le début. Dans notre formation d’organisateur OT101, nous enseignons aux nouveaux Wobblies ce que nous appelons la cartographie sociale, qui est l’une des toutes premières étapes d’une campagne syndicale naissante.
Dans cette section, les participants apprennent que le lieu de travail est déjà organisé. Seulement, il est organisé par la direction avec les intérêts des capitalistes à l’esprit – généralement pour une productivité maximale du travail et l’extraction de profits. Je considère les efforts de la direction pour infiltrer et structurer (ou isoler) la vie sociale des travailleur·euses comme une façon délibérée d’organiser le lieu de travail. C’est le travail de l’organisateur de voir clairement cela et de commencer à briser la structure de la direction. Mais les organisateur·trices doivent d’abord connaître le terrain si nous voulons progresser efficacement vers l’action collective.
Une fois que les organisateur·trices ont une bonne compréhension de la structure sociale et de l’identité des dirigeants sur le lieu de travail, ils et elles peuvent commencer à nouer des relations et à éloigner les travailleur·euses de la direction pour les rapprocher du syndicat naissant par le biais de l’agitation et de l’éducation, ou même avant cela, en commençant à » socialiser le lieu de travail « , c’est-à-dire à développer des relations avec les collègues en dehors du regard de la direction. Cette étape peut s’avérer de plus en plus nécessaire pour contrecarrer l’aliénation et l’isolement croissants du lieu de travail moderne et pour amener les collègues à s’intéresser les un·es aux autres et à s’impliquer un peu plus dans la vie des autres. C’est la matière première sur laquelle se construit la conscience de classe et le conflit de classe, mais il faut du temps et des efforts pour la faire croître.
Alors que Fisher est un peu pessimiste quant à nos perspectives, Zizek poursuit dans son interview : « Le premier pas vers la libération est de forcer [le patron] à se comporter réellement comme un patron. » Il est un peu désinvolte, mais sa remarque est pertinente. Dans les eaux boueuses d’aujourd’hui, où l’organisation de classe a été réduite à néant et où chacun·e est contraint·e d’agir comme s’il ou elle était un·e « entrepreneur·se indépendant·e » qui travaille pour la passion de son travail, le simple fait de tracer les lignes semble clairement être une étape radicale. Mais c’est une étape nécessaire qui peut couper à travers le brouillard confus de l’existence moderne et jeter les bases d’un avenir plus brillant, révolutionnaire et libre de l’exploitation capitaliste. Comme le dit le vieil adage ouvrier, « uni·es nous combattons, divisé·es nous supplions ». Pour ma part, j’en ai assez de mendier.
Nous devons être capables de rassembler nos collègues de travail pour qu’ils voient au-delà de la gentillesse superficielle de la direction afin de lutter pour cet avenir. J’enseigne aux nouveaux Wobblies dans les formations d’organisateur·trices que l’une des parties les plus importantes et les plus puissantes de l’agitation et de l’éducation est d’aider nos collègues à découper la propagande pour voir le monde tel qu’il est vraiment. Dans ce cas, la politesse de la direction n’est qu’une petite tactique dans une stratégie beaucoup plus vaste du Capital pour tromper les travailleur·euses et maintenir la paix sociale. Nous devons aider nos collègues à tenir bon pour nous-mêmes, ensemble, contre la direction. Nous ne devons pas avoir peur de ne pas être gentils – en fait, nous pouvons utiliser la gentillesse comme une arme, tout comme eux.
En outre, dans de nombreux lieux de travail, la direction reste le seul maître des marionnettes de la vie sociale des travailleur·euses. La théorie moderne de la gestion semble avoir reconnu l’état fracturé de la classe ouvrière et cherche à empêcher notre organisation en essayant sans relâche de médiatiser, filtrer et prescrire la vie sociale des travailleur·euses. Je pense qu’il s’agit là d’une des clés de la mise en place d’un comité d’organisation efficace ; parfois, avant même d’avoir des entretiens individuels, les organisateur·trices de l’IWW doivent mettre en place une vie sociale sur le lieu de travail pour éloigner les travailleur·euses de la direction. Se rencontrer pour prendre un café et bavarder. Organisez des événements en petits groupes, sans cadres. Le fait d’avoir un intérêt dans la vie des autres est un élément crucial de la construction d’un tête-à-tête efficace et de la confiance nécessaire pour entreprendre une action collective.
Une construction lente et régulière sera payante à long terme. Prenez le temps de nouer des amitiés et d’autres relations à long terme sur le lieu de travail. Agissez et éduquez efficacement vos collègues. Avec le temps, nous pouvons construire des comités de travailleur·euses solides qui peuvent enfin faire tomber le rideau de la politesse, formuler des demandes claires et prendre des mesures collectives pour améliorer matériellement toutes nos vies. Ne tombez pas dans le piège de la gentillesse.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Industrial Worker