Ceci est le post central d’une série sur les conversations en tête-à-tête.
Les conversations en tête-à-tête sont au cœur de l’organisation à la base. J’irais même jusqu’à dire que si quelqu’un·e essaie de s’organiser mais n’utilise pas de tête-à-tête, iel va probablement échouer ou, à tout le moins, ne va pas construire son succès sur le long terme. Selon mon estimation personnelle, il ne s’agit même pas d’organisation si elle n’est pas centrée sur les entretiens en tête-à-tête, car c’est au cours de ces entretiens que se nouent les relations profondes qui sont la base de la construction du pouvoir à la base.
La façon dont les tête-à-tête sont réalisés diffère quelque peu selon les traditions et les domaines d’organisation, mais les éléments fondamentaux des tête-à-tête dans chaque tradition sont largement les mêmes. Nombre de ces techniques ont été développées dans le cadre de l’organisation syndicale, mais sont tout aussi couramment utilisées aujourd’hui dans l’organisation communautaire.
Une définition de base est que les conversations d’organisation en tête-à-tête sont des discussions que vous avez avec quelqu’un·e pour 1) établir une relation de confiance, 2) identifier des griefs communs et des intérêts partagés, et 3) passer ensemble d’un état d’inaction à un état d’action.
Malgré l’importance des compétences nécessaires pour mener des têtes-à-tête, ces informations existent essentiellement sous la forme de longues formations et dans la tête d’organisateur·ices expérimenté·es. Cela la rend inaccessible pour beaucoup.
Rien ne peut remplacer une formation en personne qui vous permet de mettre en pratique ces compétences dans des jeux de rôle et d’obtenir un retour immédiat. Cela dit, cette série d’articles s’adresse à deux publics intéressés par l’organisation : celleux pour qui les formations longues en personne sont inaccessibles, et celleux qui veulent compléter et approfondir leur réflexion sur le sujet. Bien que toute personne ayant été exposée brièvement à ce modèle puisse commencer à l’utiliser à bon escient, devenir compétent demande beaucoup de pratique et sa maîtrise est un objectif à long terme. Cet article présente une vue d’ensemble du prototype de la conversation d’organisation en tête-à-tête, et j’entrerai dans les détails et les sujets connexes dans les articles suivants.
Ma première campagne d’organisation
Presque toutes les versions de la méthode des tête-à-tête sont expliquées comme une série d’étapes dans une conversation. En tant que membre de l’association United Students Against Sweatshops à l’université, j’ai appris une version en 9 étapes :
1. Se présenter
2. Obtenir leur histoire
3. Agiter
4. Éduquer
5. Posez la question
6. Immuniser
7. Définir la tâche
8. Obtenir des informations de contact
9. Faire le suivi
Après avoir appris ces étapes, j’ai commencé à les voir partout. Le lendemain de la formation où j’ai appris ces étapes, un démarcheur s’est approché de moi dans la rue pour essayer d’obtenir un don pour une cause quelconque, et il a utilisé ce cadre exactement comme je venais de l’apprendre. J’ai eu l’impression d’avoir acquis un nouveau superpouvoir et d’être capable de décoder la façon dont l’engagement politique était fait.
J’ai commencé à l’utiliser moi-même dans mes conversations avec d’autres étudiant·es de mon campus alors que nous mettions sur pied une campagne visant à éliminer le travail dans des ateliers clandestins des vêtements de la marque de l’université. Cela a fonctionné. En l’espace de quelques années, moi-même et deux autres personnes sommes parti·es de rien et avons créé un groupe qui comptait des dizaines de membres, organisé des événements éducatifs et des actions perturbatrices avec des centaines de personnes, et obtenu gain de cause pour nos revendications.
De l’extérieur, ce type de campagne est perçu comme consistant uniquement en de grands événements publics et des actions directes. Celleux qui mènent une campagne du début à la fin savent que tout repose sur des relations solides entre des personnes qui se soucient des problèmes fondamentaux, et que les éléments les plus essentiels de ces relations sont construits par des conversations répétées en tête-à-tête.
Organiser un tête-à-tête
Pour réussir les conversations en tête-à-tête, vous devez rencontrer les gens en dehors du travail. La meilleure façon de le faire est dans le contexte d’une relation réelle que vous construisez avec quelqu’un·e. Je vais utiliser l’organisation sur le lieu de travail comme point de référence pour le reste de cet article, mais la plupart des concepts s’appliquent directement à d’autres contextes d’organisation.
Un·e bon·ne organisateur·ice est toujours en train de construire des relations avec les personnes qui l’entourent. Iel parle avec les gens, les écoute, et essaie de construire une culture d’attention et de confiance parmi les travailleur·euses sur le lieu de travail. Bien qu’il existe en fin de compte de nombreuses façons différentes d’entamer une conversation en tête-à-tête avec quelqu’un·e, les lignes directrices ci-dessous peuvent être utiles.
Dans le contexte d’une relation naissante avec une personne, celle-ci peut mentionner un aspect du travail qui la dérange, par exemple, que les horaires sont très chaotiques et qu’il est difficile de planifier du temps avec ses enfants. Si certain·es collègues sont plus réservé·es, vous pouvez essayer d’être vous-même un peu vulnérable et mentionner occasionnellement les aspects du travail qui vous dérangent et comment ils vous affectent.
Parfois, vous voudrez organiser un tête-à-tête avec une personne en réponse à un grief qu’elle a soulevé et dont vous voulez tou·tes les deux discuter plus avant. En réponse au grief qu’elle a mentionné, vous pouvez dire quelque chose comme : « Les horaires semblent vraiment t’affecter. J’ai entendu beaucoup de gens en parler ces derniers temps, et ce n’était pas comme ça avant. Voudrais-tu en parler davantage après notre service demain au café en bas de la rue ? »
Le fait d’être précis quant à l’heure et au lieu augmente les chances que les gens donnent suite. S’il vaut la peine de construire une culture de bonne communication entre collègues sur le lieu de travail, il est également important de créer un espace pour des conversations plus profondes en dehors du travail afin d’éviter que les patrons ne les entendent et d’accorder suffisamment de temps aux sujets.
Une chose sur laquelle je suis de plus en plus convaincu, par ma propre expérience et en observant les autres, est l’importance de construire vos relations avec vos collègues avant de vous lancer dans des conversations d’organisation avec elleux. Il y a des moments où il est nécessaire d’entamer directement des conversations d’organisation, comme lorsque les griefs sont vraiment intenses ou lorsque les collègues sont d’accord sur ce qu’il faut faire pour résoudre un problème urgent sur le lieu de travail. Cependant, dans 90 % des cas, il est préférable de rencontrer un·e collègue en dehors du travail pour apprendre à le ou la connaître.
Cela présente de nombreux avantages. Tout d’abord, les nouvelleaux organisateur·ices ne devraient pas avoir à se stresser pour appliquer toutes les étapes de la conversation de la bonne manière la première fois que vous rencontrez quelqu’un·e, et vous pouvez ainsi établir votre niveau de confort et de confiance avec quelqu’un·e plus naturellement. Deuxièmement, il est peu probable que les collègues vous posent beaucoup de ces questions s’iels ne vous connaissent pas très bien, de sorte que le fait de passer du temps à établir une relation est de toute façon plus efficace à long terme. Alors que les formations et les manuels d’organisation se concentrent sur les étapes de l’organisation de conversations, qui sont très importantes, il est trop facile de vouloir se précipiter vers une solution politique imaginée et d’oublier que les organisateur·ices et les collègues sont humain·es et que la meilleure façon de construire un projet collectif est d’abord de nourrir les relations sur lesquelles l’organisation est construite.
AEIOU
J’ai appris par la suite un modèle de conversation plus court, en quatre étapes, appelé AHUY (Anger, Hope, Union, You), que Labor Notes utilise également dans sa brochure et ses formations populaires Secrets of a Successful Organizer. Les étapes que l’organisatrice et écrivaine Jane McAlevey utilise dans ses formations sont les suivantes : 1) introductions, 2) problèmes et agitation, 3) vision et éducation, 4) poser la question, 5) immunisation, 6) attribution des tâches.
En notant tous ces cadres différents, j’espère faire comprendre à quel point ces méthodes sont universelles pour les personnes qui s’occupent d’organisation à la base. L’Industrial Workers of the World est un syndicat anticapitaliste avec lequel j’ai passé de nombreuses années et leur méthode mnémotechnique, empruntée initialement à d’autres formations syndicales, est AEIOU pour Agitate [Agiter], Educate [Eduquer], Inoculate [Immuniser], Organize [Organiser], Uplift [aussi appelé pUsh. Uplift est traduit par Soulever, Encourager, Elever. Push par Pousser et Promouvoir. Aux IWW Bruxelles nous avons choisis de traduire le concept « Uplift/Push » par « PoUsser »]. Bien que je pense que tous les différents cadres offrent essentiellement la même chose, je préfère personnellement AEIOU parce qu’il est facile à retenir.
Bien que l’AEIOU puisse s’appliquer à un large éventail de circonstances, mon point de référence dans cet article se situe dans le contexte d’une conversation que vous avez avec un·e collègue de travail ou un·e voisin·ne au moment où vous apprenez à le/la connaître. Je l’appelle le « tête-à-tête initial entre collègues ». Pour faciliter la présentation, on suppose ici que l’AEIOU se déroule au cours d’une seule conversation, mais le plus souvent, elle s’étale sur plusieurs conversations et plusieurs tête-à-tête.
Avant de passer à l’attraction principale, il y a un autre point préliminaire crucial : la règle des 70/30. Lorsque vous organisez des conversations, vous, l’organisateur·ice, devez parler 30 % du temps et écouter et poser des questions 70 % du temps. L’erreur la plus courante et pourtant la plus dommageable que commettent les organisateur·ices est de trop parler. Cela indique à votre interlocuteur·ice que vos propres pensées sont plus importantes que ses expériences, ses préoccupations et ses idées. L’organisation ne consiste pas à dire aux gens ce qu’ils doivent faire, mais plutôt à analyser nos expériences et à trouver ensemble des solutions pratiques par le biais d’une action collective. Pour que nos campagnes soient démocratiques, ce processus doit sincèrement impliquer les contributions de chacun·e, ce qui signifie que les organisateur·ices doivent devenir de bon·nes auditeur·ices.
Donc, allons-y.
Agiter
L’étape d’agitation de la conversation d’organisation se compose de deux parties : 1. l’identification des problèmes, et 2. la mise en évidence de leur impact sur les travailleur·euses.
Parfois, lorsque vous entamez une conversation en tête-à-tête avec une personne, celle-ci vous a déjà fait part de son principal grief, comme dans l’exemple des horaires ci-dessus, et dans ce cas, vous pouvez passer directement à l’exploration des effets du problème.
A d’autres moments, cependant, quelqu’un·e semble agité par quelque chose au travail mais vous ne savez pas de quoi il s’agit, ou vous pensez le savoir mais vous vous trompez. Si vous vous retrouvez en tête-à-tête avec quelqu’un·e et qu’iel n’a pas parlé d’un grief de manière claire, il est souvent préférable d’aborder la partie « agitation » de la conversation de manière naturelle au cours d’une simple discussion sur le travail en général. Il s’agit de poser des questions telles que : Depuis combien de temps travailles tu ici ? Qu’est-ce qui a changé au fil des ans ? Comment es-tu entré dans ce secteur ou ce type de travail ? Qu’est-ce que tu aimes dans ce travail ? etc…
Si les griefs ne sont pas évoqués directement mais que vous avez le sentiment qu’il y a quelque chose sous la surface, vous pouvez essayer d’être plus direct : « Si tu pouvais changer une chose dans ton travail, quelle ça serait ? » Bien sûr, si vos collègues ne sont pas d’humeur à parler de problèmes spécifiques au travail, le simple fait de pouvoir parler avec un·e collègue du travail en général peut être un moyen positif de développer une relation et d’ouvrir la communication avec quelqu’un·e. Peut-être qu’à un stade ultérieur, lorsque la confiance mutuelle sera mieux établie, iels viendront vous trouver lorsqu’iels auront besoin de parler d’un problème.
Mais s’iels ont identifié un grief, la tâche suivante consiste à découvrir et à traiter la manière dont ce grief les affecte. Certaines personnes sont très conscientes des effets que le travail a sur elles et sont très ouvertes à ce sujet. Mais la norme, d’après mon expérience, est que les personnes ne sont pas aussi conscientes et ouvertes. Cela ne veut pas dire que cela fait de quelqu’un·e un·e ignorant·e ou timide. Pour ma part, ce n’est qu’en m’organisant, en suivant une thérapie et en ayant des conversations profondes avec des ami·es proches que j’ai lentement pris conscience de certaines des tensions les plus profondes qui alimentent mes insécurités, ma frustration et ma colère dans le monde. Grâce à l’organisation, je suis devenu plus conscient des effets du travail sur ma vie émotionnelle, économique et sociale.
C’est la tension essentielle de cette partie de la conversation : 1) Sous le capitalisme, la plupart d’entre nous ont des emplois qui nous affectent négativement de diverses manières. 2) Dans le cadre du capitalisme, nous devons continuer à travailler afin de continuer à recevoir un salaire qui nous permette de nous offrir ce dont nous avons besoin. 3) La plupart des travailleur·euses gèrent cette tension à court terme en ignorant consciemment la douleur ou en atténuant inconsciemment nos sentiments sur la façon dont nous sommes affecté·es afin de pouvoir continuer à faire notre travail. Il est clair que personne ne va s’efforcer de résoudre ses problèmes si nous ne leur accordons pas la considération qu’ils méritent. La première étape pour faire face à cette dynamique négative à long terme consiste donc à reconnaître ouvertement et à identifier explicitement le véritable effet que nos emplois ont sur nous. C’est la tâche que l’organisateur·ice a, dans l’agitation, de travailler à cette reconnaissance avec les autres.
Une fois qu’un problème est identifié dans la conversation, l’organisateur·ice peut aider à stimuler la conversation sur les effets personnels de ce problème avec des questions ouvertes. Voici quelques exemples de questions : « Et ensuite, que s’est-il passé ? » » Pensais-tu que ce serait comme ça ? » « Comment cela a-t-il un impact sur ta capacité à faire ton travail ? ». « Comment cela te fait-il sentir ? » « Ai-je raison de t’entendre dire [résumez-leur ce qu’ils ont dit] ? ».
Comme dans toutes les parties d’AEIOU, l’écoute active est cruciale ici. Laissez vos collègues s’exprimer, et trouvez des moyens d’approfondir les problèmes en les abordant par différents angles. Vous ne voulez pas être indiscret, mais s’iels semblent changer de sujet, essayez de ne pas vous contenter de réponses superficielles aux questions ci-dessus. Si les horaires sont le problème, le fait qu’iels disent « les horaires sont nuls » n’est pas une expression profonde de la façon dont cela les affecte. Pour autant, l’exploration plus poussée n’est pas destinée, non plus, à permettre aux organisateur·ices de connaître tous les détails personnels, mais à permettre à votre interlocuteur·ice d’établir les liens nécessaires entre sa vie intérieure, sa vie privée, et sa vie professionnelle. Si quelqu’un·e refuse de répondre à ces questions, respecter ce refus est la seule chose sensée à faire. Si votre relation avec cette personne est fondée sur la confiance et non sur la volonté de l’utiliser pour vos propres objectifs politiques étroits, il y a de fortes chances qu’une autre occasion se présente pour lui poser des questions à propos de ses préoccupations, ou pour qu’elle même les soulève.
Souvent, ces conversations sont bien réelles et les gens peuvent devenir émotifs et pleurer. En tant qu’organisateur·ice, ce n’est certainement pas votre travail de pousser les gens dans des ascenseurs émotionnels. Cependant, un·e organisateur·ice peut ouvrir une porte et les soutenir dans l’exploration de leur situation et de leurs sentiments. Il est important de valider leurs sentiments et leur estime de soi. Il s’agit bien sûr d’un équilibre délicat, et vous ne devez pas vous forcer ou forcer quelqu’un·e d’autre à se mettre dans un état d’esprit que l’un·e ou l’autre ne peut pas gérer. En tant qu’organisateur, j’ai trop souvent évité les conversations plus profondes par peur de ne pas être capable de faire de l’espace à mes émotions ou celles des autres. Pour surmonter cela, j’ai dû m’encourager à être vulnérable et à apprendre à écouter et soutenir dans les moments difficiles.
Même si je pense qu’il est très utile de pouvoir porter le « chapeau d’organisateur·ice » pour pouvoir aider les autres à traiter leurs émotions au sujet du travail, lorsque vous avez de bonnes relations avec vos collègues et que vous êtes honnêtes les un·es avec les autres sur les problèmes du travail, ce sont souvent elleux qui vous agitent. En tant qu’organisateur·ices, nous voulons souvent faire les choses avec prudence, mais lorsque le patron fait quelque chose d’intolérable, ce seront souvent vos collègues qui viendront vous dire que ça suffit. Ce sont elleux qui vous pousseront à passer de la phase d’agitation d’AEIOU aux étapes suivantes. En tant que bon·ne organisateur·ice ayant des relations de confiance sur votre lieu de travail, vous n’avez pas besoin de dicter chaque étape de la conversation, et vous serez plutôt souvent celui ou celle qui suivra vos collègues de l’agitation à l’éducation plutôt que celui qui les dirigera.
Éduquer
La partie éducative d’AEIOU consiste à trouver comment l’action collective peut résoudre le problème. Le volet éducatif peut être subdivisé en trois questions principales.
Premièrement, « qu’est-ce qui permettrait de résoudre le problème ? » Parfois, c’est tout ce que l’organisateur·ice doit demander. Si le problème est une planification des horaires irrégulière et de dernière minute, vous découvrirez peut-être au cours de la conversation que l’obtention de votre planning deux semaines à l’avance résoudrait le problème.
Deuxièmement, « qui peut nous donner ce que nous voulons ? » Dans le cas des horaires, il s’agit peut-être du chef d’équipe. Bien sûr, le PDG pourrait probablement aussi régler le problème pour vous, mais en règle générale, il est plus facile et plus efficace de cibler le ou la responsable le plus bas dans la hiérarchie qui peut raisonnablement accéder à votre demande.
Troisièmement, « quelle action collective pouvez-vous entreprendre pour forcer le patron à régler le problème ? ». Dans le cas d’un mauvais planning, la solution consiste peut-être à réunir tou·tes vos collègues pour dire à votre supérieur que vous avez tou·tes besoin d’un délai de deux semaines. Peut-être la solution est-elle que les travailleur·euses commencent collectivement à refuser de faire des quarts de travail qui ne conviennent pas à leurs horaires parce qu’iels n’ont pas été prévenu·es suffisamment à l’avance.
Partager les histoires d’autres efforts d’organisation peut être un moyen puissant de suggérer des idées d’action collective. Dans l’exemple des horaires, si vous connaissez d’autres exemples où les travailleur·euses ont agi sur une question d’horaires et ont gagné, vous pouvez les citer en exemple et poursuivre en disant : » Penses-tu que cela pourrait fonctionner ici ? « . Vous ne voulez pas que les histoires soient des plans d’action préétablis, mais plutôt des moyens pour réfléchir à ce qui pourrait être efficace dans votre propre contexte.
Parfois, au cours de l’étape d’éducation, vous êtes en mesure d’élaborer ensemble tous les plans dont vous avez besoin pour agir et gagner, et parfois vous ne disposez que d’une ébauche d’idées pour commencer. Vous pouvez découvrir que le grief immédiat, comme l’absence d’un régime de soins de santé abordable dans une grande entreprise, est un problème plus important que celui que vous et vos collègues de travail pouvez résoudre dans un avenir proche. De nouvelles connaissances ne sont jamais une mauvaise chose, et le fait de pouvoir apprendre quels sont les problèmes et comment ils affectent les gens vous aidera toujours à vous organiser, même si cela ne révèle pas un chemin facile vers la victoire. L’intérêt de l’organisation n’est pas que vous puissiez tout régler dès le départ, mais que le dialogue avec vos collègues vous permette d’acquérir une vision plus complète des problèmes auxquels vous êtes collectivement confronté·es, de ce qui peut être gagné avec le pouvoir que vous pouvez rassembler à court terme, et de ce à quoi ressemble le renforcement du pouvoir des travailleur·euses à long terme, afin que vous puissiez mener des luttes de plus en plus importantes qui améliorent votre vie et celle de vos collègues.
Immuniser
Le patron réagit. Le patron réagit toujours, c’est pourquoi les organisateur·ices ont besoin d’outils pour anticiper et se préparer à la contre-offensive du patron, quelle que soit sa forme.
Dans AEIOU, nous parlons de cela en termes d’immunisation, qui est un terme médical utilisé pour décrire la façon dont une personne reçoit une version légère d’une maladie afin de renforcer les défenses de son corps, comme un vaccin. Immuniser un·e collègue signifie parler avec lui ou elle de ce que le patron fera en réponse aux actions et à l’organisation des travailleur·euses.
Un moyen facile d’entamer cette partie de la conversation est de demander : « Que penses-tu que le patron fera si nous faisons ce dont nous venons de parler ? ». Les travailleur·euses ont tendance à avoir un bon instinct à ce sujet, et iels trouveront souvent les représailles probables que le patron tentera, y compris les « petites » choses comme le déplacement de leurs quarts de travail ou la suppression des avantages, jusqu’aux choses qui changent la vie comme la réduction des heures ou le licenciement des travailleur·euses. Seuls les organisateur·ices les plus téméraires et les plus irresponsables se lancent dans une action collective sans avoir eu au préalable de véritables conversations avec leurs collègues sur les risques et la manière de les minimiser. Pourtant lorsque l’immunisation est effectuée correctement, les travailleur·euses peuvent non seulement voir à travers les stratagèmes et la propagande du patron, mais aussi se renforcer en sachant que lorsque les travailleur·euses sont vraiment organisé·es, le pouvoir du patron s’amenuise.
L’immunisation comporte deux parties : 1) anticiper et se préparer à ce que le patron va faire, et 2) répondre aux craintes des gens. J’ai abordé brièvement la première partie et je remettrai un traitement plus complet dans un autre article, mais la partie qui suit n’en est pas moins cruciale.
La plupart des patrons gouvernent par la peur, sous une forme ou une autre. Parfois, cette règle est accompagnée d’un sourire et d’une douce attente d’obéissance, et parfois cette règle est le fruit d’une main de fer qui recourt à la force tôt et rapidement. Les craintes des gens sont souvent tout à fait rationnelles et profondément ancrées dans leur expérience personnelle de travail. Ces craintes ont besoin d’être validées. Grâce à une discussion patiente et à un temps de réflexion, les gens peuvent évaluer les risques et les avantages de s’affirmer par l’action.
Parfois, les collègues peuvent discuter de différentes actions ou de différents niveaux de participation qui comportent différents degrés de risque, afin que chacun puisse participer d’une manière à la fois efficace et raisonnablement sûre. Parfois, lorsqu’un·e collègue dépend de son salaire pour nourrir sa famille, il ou elle peut décider de rester à l’écart pour le moment. C’est tout à fait normal, et les gens seront beaucoup plus disposé·es à rester en relation avec vous et éventuellement à s’impliquer plus tard s’iels savent que vous êtes prêt·e à respecter les choses qui les préoccupent. Parfois, lorsque les gens passent par l’AEIOU, iels concluent que leur patron est l’ennemi et que la dignité et les gains potentiels qui découlent de l’affirmation du pouvoir des travailleur·euses sont plus importants que les risques matériels qu’iels encourent.
Organiser
L’organisation consiste à trouver des moyens pour que les gens participent en assumant des tâches qui leur conviennent. Le déroulement de cette partie de la conversation dépend de l’état d’avancement de la campagne et du degré d’implication de chacun·e. Si vous vous adressez à une personne qui n’a jamais participé à une action et que c’est la première fois que vous et vos collègues avez parlé d’une action sur le lieu de travail, le type de tâche peut être aussi simple que de venir à une réunion ou de demander à un·e autre collègue ce qu’il ou elle pense de la gestion des horaires.
Comme toutes les parties d’un tête-à-tête, il est préférable que cette partie de la conversation se déroule sous la forme d’une série de questions et d’exploration des possibilités. « Que penses-tu qu’il faudrait faire avant de réussir à faire [la chose dont on a parlé dans la section éducative] ? » « Penses-tu que d’autres collègues ont aussi des problèmes avec le planning ? ». « A qui d’autre devrions-nous en parler ? » » Accepterais-tu de parler à Tom ? » Et ainsi de suite.
En revanche, si vous discutez avec un·e collègue et que vous êtes tou·tes sur le point de mener une action ensemble après avoir eu des conversations approfondies sur l’agitation, l’éducation et l’immunisation, la question d’organisation pourrait être la suivante : « Lorsque nous entrerons dans le bureau du patron demain à 9h30, serais-tu prêt·e à être celui qui présentera la pétition ? ».
PoUsser [Uplift]
La partie « uplift »/ « Pousser » de l’AEIOU consiste à suivre les gens pour des tâches particulières et à prendre des nouvelles d’elleux en général. Même si vous pouvez avoir une excellente conversation avec quelqu’un·e et traverser l’AEIO sans encombre, il arrive que les gens voient leur motivation diminuer dans les jours qui suivent le tête-à-tête. Il y a un million de raisons possibles à cela, y compris le fait que les gens perdent confiance s’iels s’attardent sur l’éventuel retour de bâton ou remettent en question leur engagement après avoir entendu des commentaires négatifs sur l’organisation de la part de leurs ami·es ou de leur famille.
Comme toujours, les organisateur·ices doivent traiter les préoccupations des gens avec soin et essayer d’aller à la racine du problème en posant des questions ouvertes. Quel que soit l’obstacle, essayez de travailler avec vos collègues pour trouver un moyen de le contourner. Par exemple, si un·e travailleur·euse dit qu’iel n’a pas accompli la tâche de parler avec son collègue, vous pouvez répondre par : « Oui, je sais que c’est une période chargée de l’année. Serait-il plus facile d’attendre les vacances pour essayer de parler à nos collègues lorsque nous aurons plus de temps ? » Ou : « Je sais que parler de ces questions avec les collègues peut être intimidant. Serait-il utile que je me joigne à vous pour en parler avec Sally et que nous en discutions ensemble ? ». Mais s’iels semblent résistant·es ou mal à l’aise, prendre du recul et respecter leurs limites est la meilleure chose que vous puissiez faire. Tant que votre relation est fondée sur la confiance et le respect, vous pouvez revenir sur la tâche à un autre moment, parler d’une autre chose qu’iels pourraient vouloir faire pour s’impliquer, ou simplement rester en bons termes avec elleux s’iels changent d’avis.
Au-delà de la vérification des tâches spécifiques, il est essentiel de créer une culture dans laquelle les gens se préoccupent les un·es des autres en général. Les meilleures pratiques en la matière, que j’ai apprises et recueillies auprès d’autres personnes, consistent à demander aux gens « Comment tu te sens à propos de ceci ou cela ? » afin de leur donner l’occasion de partager ce qu’iels vivent et de montrer que vous vous souciez de leurs sentiments ; parfois, ajouter le « non mais vraiment/réellement » avant « comment te sens-tu » pour donner aux gens l’occasion d’être honnêtes s’iels le souhaitent ; avoir une ou deux personnes dans vos cercles d’organisation à qui vous savez que vous pouvez vous adresser pour les sujets plus sensibles ; donner aux gens l’occasion de dire « non » à une tâche ou de prendre du recul s’iels en ont besoin ; rester en contact avec les gens même s’iels ne se manifestent pas pendant un certain temps. Bien entendu, toutes ces méthodes ne fonctionnent que si un certain degré de confiance existe au départ, mais chacune d’entre elles renforce la confiance à son tour.
Comment utiliser AEIOU
L’AEIOU, dans sa forme littérale et linéaire, est le plus utile lorsque quelques collègues de travail sont tou·tes agités ensemble, qu’iels sont motivé·es pour faire quelque chose à ce sujet et qu’iels ont une cible et une demande claires. Une fois, lorsqu’il y avait un grief majeur partagé sur mon lieu de travail, j’ai eu de nombreuses conversations individuelles et de groupe avec des collègues de mon département au cours de quelques jours, nous avons fait le AEIOU presque exactement comme il est présenté ci-dessus, nous nous sommes mis·es d’accord sur un plan d’action et nous l’avons exécuté. Puis nous avons gagné. J’ai été surpris de constater que l’AEIOU fonctionnait exactement comme je l’avais appris.
Cependant, au cours de mes quelques années d’organisation sur ce lieu de travail, les occasions d’une application aussi immédiate, littérale et linéaire de l’AEIOU ne s’étaient présentées que deux fois. Et bien que l’AEIOU ait été incroyablement utile dans ces circonstances, il est important de se rappeler que ce qui l’a rendu possible, ce sont les solides relations que mes collègues et moi avions établies les un·es avec les autres au cours de ces années. Lorsqu’un grief devenait brûlant et que nous étions tou·tes contrarié·es, nous nous faisions suffisamment confiance pour discuter de tout et agir ensemble malgré les risques.
Pour les 95% du temps au travail où nous ne sommes pas tou·tes uni·es autour d’un grief évident et singulier, j’ai trouvé utile d’adopter une approche plus fluide avec l’AEIOU. La priorité absolue est toujours de construire des relations saines et multidimensionnelles avec les collègues de travail. Lorsque les conversations s’orientent naturellement vers des questions relatives au travail, je fais appel à AEIOU pour aider à ancrer et à structurer la conversation. Mais dans des circonstances moins urgentes, l’AEIOU est souvent appliqué de manière plus ad hoc. Je trouve toujours l’AEIOU incroyablement utile, mais au lieu de se diriger vers une action à prendre demain, il s’agit plutôt d’un processus de plusieurs mois ou années de discussion des problèmes pour former progressivement des compréhensions plus profondes avec les collègues sur la façon dont le lieu de travail est structuré, qui a le pouvoir sur le lieu de travail et comment ce pouvoir peut être exercé. Cela permet de faire avancer les choses et de graisser les rouages pour le moment où une action collective deviendra concrète et immédiate.
Conclusion
Voilà pour l’essentiel, et c’est tout ce dont vous avez besoin pour commencer. Dans les prochains articles j’espère approfondir le sujet, en partageant des éléments particuliers que j’ai trouvés difficiles, ainsi que des obstacles que j’ai vu d’autres personnes rencontrer. Même si j’ai assisté à plus d’une douzaine de formations sur les tête-à-tête dans ma vie et que j’ai moi-même effectué plus de 100 tête-à-tête, je sais que j’ai encore beaucoup à apprendre. En tant que formateur moi-même, j’ai souvent dû repenser les éléments des tête-à-tête pour mieux refléter les circonstances de mon organisation. En traitant des expériences d’organisation avec d’autres personnes, j’ai réécrit ce billet à plusieurs reprises pour mieux refléter les valeurs et la sagesse acquise de la communauté d’organisateur·ices dont je fais partie.
Soyez indulgent·e envers vous-même lorsque vous commencez à utiliser ces techniques. Comme pour apprendre à faire du vélo ou à faire des biscuits, les choses peuvent sembler bancales au début et vous devez vous attendre à faire des erreurs. Même pour les organisateur·ices chevronné·es, il est très rare qu’un·e collègue change complètement d’avis ou se lance dans l’organisation après une seule conversation, et il est bon de considérer chacun de vos tête-à-tête comme faisant partie du long jeu consistant à établir progressivement des relations de confiance qui sont la base de l’analyse des conditions partagées et de l’action politique. Avec de la patience et de l’attention sur le long terme, il n’y a pas de demande trop ambitieuse ou d’action trop grande qui ne puisse être construite par des conversations en tête-à-tête.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Fire with Fire