Cet article fait partie d’une série sur les conversations en tête-à-tête.
Intro
Si vous voulez résoudre un problème sur votre lieu de travail dont vous avez discuté lors de l’étape d’agitation d’AEIOU, vous avez besoin d’un plan. L’étape « éduquer » d’AEIOU porte sur la manière d’élaborer un plan pour discuter avec un·e collègue.
Parfois, mes écrits sur ce blog sont destinés à être succincts et à faire passer un message de manière percutante. Parfois, comme dans ce billet, mes écrits sont plus désordonnés et plus fastidieux, car je me débats avec des problèmes que je ne maîtrise pas encore, et je veux mettre les mains dans le cambouis.
Éduquer
De toutes les parties d’AEIOU, c’est celle qui comporte le plus grand nombre de sous-étapes. Elle est donc en partie difficile parce qu’il y a beaucoup de choses à garder à l’esprit tout en équilibrant toutes les complexités habituelles d’une conversation sur l’organisation. Pour cette raison, c’est la partie d’AEIOU qui nécessite le plus de réflexion avant le tête-à-tête. J’ai rédigé un autre article sur la façon de préparer les entretiens individuels, mais il suffit de dire ici que je trouve généralement très utile d’esquisser à l’avance sur papier les questions et les histoires que je pourrais vouloir utiliser dans la phase « éduquer », afin de ne pas totalement improviser.
Comme je le souligne dans mon article sur les types de tête-à-tête[1], l’éducation peut se dérouler différemment selon que l’on explore la manière de répondre à un problème avec quelqu’un·e qui a la marge de manœuvre nécessaire pour élaborer un plan tout·e seul·e (ce à quoi cet article s’appliquera plus étroitement), ou que l’on fait de l’éducation avec quelqu’un·e dans le contexte d’une campagne existante avec des revendications préexistantes.
Je vais passer en revue les trois sous-questions de l’éducation dans l’ordre et développer plus en détail les défis et les opportunités qui se présentent généralement.
« Qu’est-ce qui réglerait le problème ? »
Après la partie de la conversation consacrée à l’agitation, au cours de laquelle un problème est identifié et les détails de ce problème sont explorés, vous devez être prêt à vous lancer dans l’éducation. Vous devez formuler les choses de manière positive (« Qu’est-ce qui résoudrait le problème ? ») afin de ne pas laisser les émotions négatives de l’agitation s’envenimer, de sorte que les gens ne se voient pas uniquement comme des éponges émotionnelles absorbant les problèmes de leur environnement, mais aussi comme des agents ayant le potentiel de penser et de créer le changement.
Supposons que vous ayez un collègue, Pat, qui est harcelé par un superviseur nommé Todd. Todd est verbalement agressif et tient des propos dégradants à l’égard de Pat, même lorsque ce dernier est présent dans la pièce.
Si vous êtes en tête-à-tête avec Pat en dehors du travail et que vous lui demandez ce qui pourrait résoudre le problème, il pourrait vous donner toute une série de réponses : démissionner, être transféré dans un autre service, faire licencier Todd, forcer Todd à cesser ses activités. Selon les circonstances, chacune de ces réponses peut être stratégique ou raisonnable. En tant qu’organisateur·ice, vous pouvez poser des questions complémentaires pour savoir ce que Pat veut et ce qui est logique pour lui.
Certaines réponses données par Pat peuvent ne pas correspondre à ce qu’il souhaite vraiment, et vous pouvez l’aider à explorer ce point en lui posant des questions complémentaires. Si Pat dit que démissionner résoudrait le problème, vous pouvez lui demander : « Tu veux démissionner ? ». Si c’est le cas, vous pouvez lui demander s’il y a quelque chose que vous pouvez faire pour l’aider dans cette démarche. Parfois, quelqu’un·e peut suggérer de démissionner comme solution sans avoir vraiment exploré ou pris conscience des autres possibilités. En tant qu’organisateur·ice dans ce genre de zone grise, vous pouvez faire des suggestions, mais il est évident que vous ne voulez pas pousser les gens à faire quelque chose qu’ils ne veulent pas ou qui pourrait leur être préjudiciable, comme rester dans une mauvaise situation sans possibilité raisonnable de la changer. Tous les problèmes ne conduisent pas à une organisation plus poussée qui aboutit à une action collective, et bien que l’action collective soit nécessaire pour construire le pouvoir, la forcer ne fera que nuire et affaiblir votre organisation à long terme. Votre conception de ce qu’est un·e bon·ne organisateur·ice devrait se confondre entièrement avec votre conception de ce qu’est une bonne personne.
Mais si, lors des questions de l’étape « poUsser », Pat ne veut vraiment pas démissionner parce qu’il aime beaucoup son travail, vous pouvez alors commencer à poser des questions sur d’autres moyens de résoudre le problème. Peut-être que Pat et vous pouvez vous mettre d’accord sur l’idée que faire cesser Todd résoudrait le problème, et que c’est réaliste. Si vous pensez que Todd harcèle parce qu’il n’est qu’un tyran qui pense pouvoir s’en tirer à bon compte, peut-être qu’il cessera de harceler s’il est confronté à la résistance des travailleurs.
« Qui peut nous donner ce que nous voulons ? »
Dans ce scénario, Todd lui-même peut résoudre le problème en changeant de comportement. Mais si la situation était différente et que Todd n’était pas vraiment une brute sélective et qu’il était un abruti pour tout le monde, la solution pourrait consister à le faire licencier. Dans ce cas, la réponse à la question « qui peut nous donner ce que nous voulons ? » serait le patron de Todd, qui pourrait licencier Todd. Différents types de demandes nécessitent différents types de cibles.
Le choix d’un « qui » ou d’une cible appropriée pour une action est absolument crucial pour résoudre le problème. Aussi évident que cela puisse paraître, nous nous laissons souvent distraire par d’autres détails et pouvons aboutir à une action qui exprime davantage les effets du problème qu’elle ne s’attaque de manière ciblée à ses causes.
« Quelle action collective pouvons-nous entreprendre pour résoudre le problème ? »
L’utilisation du terme « action collective » n’est peut-être pas la meilleure façon de formuler cette question à haute voix, car elle peut sembler vague ou confuse pour ceux qui ne sont pas familiers avec la terminologie de l’organisation. Mais dans votre esprit, c’est l’essence même de ce que vous explorez dans cette partie de l’éducation.
« Que pensez-vous qu’il faudrait faire pour obliger Todd à arrêter de vous embêter ? » Les réponses que Pat peut donner ici sont très variées. Il peut suggérer qu’un·e autre collègue parle en privé avec Todd pour qu’il arrête. Il peut aussi suggérer que tout le monde confronte Todd lors d’une réunion du personnel et lui dise que les brimades ne sont plus permises. Ces deux idées semblent raisonnables et méritent d’être essayées.
Mais que se passe-t-il si Pat suggère quelque chose qui ne semble pas approprié ? Par exemple, Pat peut dire que vous devriez tous les deux approcher l’un des autres superviseurs pour lui faire part de la plainte concernant Todd. En tant qu’employé de longue date ayant déjà vu les supérieurs hiérarchiques montrer les crocs , cette solution ne vous semble peut-être pas la meilleure. Vous pourriez demander : « Tu penses que les autres superviseurs nous prendront au sérieux ? » Si Pat pense toujours que c’est une bonne idée, même si vous êtes sceptique et que vous avez été honnête en fournissant toutes les informations nécessaires à Pat pour qu’il prenne une décision éclairée, cela vaut parfois la peine de donner suite à l’idée de Pat, et ce pour trois raisons :
1) si c’est ce que Pat veut, il est parfois préférable de le soutenir afin de respecter son pouvoir, même si à titre personnel vous n’êtes pas d’accord,
2) si vous avez raison et que l’action ne fonctionne pas, elle révélera peut-être quand même la dynamique de classe sous-jacente sur le lieu de travail, ce qui peut conduire à des approches ultérieures plus efficaces,
3) peut-être que Pat a raison et que vous avez tort.
Il y a une autre façon de voir les choses : Si vous créez une crise pour le patron, il sera obligé de céder pour mettre fin à la crise. Cette formulation peut vous aider à voir les choses du point de vue du patron et à réfléchir stratégiquement à ce qu’il ne veut pas voir se produire et à la manière dont vous pouvez l’utiliser à votre avantage. Par exemple, la plupart des patrons seraient terrifiés si leurs employé·es se levaient ensemble lors d’une réunion du personnel et présentaient une revendication, en particulier une revendication qui les accuserait d’être des tyrans. S’il y avait une menace implicite de présenter cette demande lors des prochaines réunions jusqu’à ce que le harcèlement cesse, il pourrait s’agir d’une véritable crise pour Todd et son meilleur moyen de s’en sortir serait de cesser de harceler Pat.
L’idée que les travailleur·euses se lèvent ensemble lors d’une réunion du personnel pour dénoncer un harceleur est excellente, mais elle pourrait être très difficile à mettre en œuvre si la solidarité entre les collègues n’est pas encore très développée. Pour celleux qui commencent à s’organiser et qui se trouvent dans cette situation, comment parleriez-vous à Pat de la possibilité d’agir sur ce problème ? Pour de nombreux nouveaux organisateur·ices, l’action collective semble être une excellente solution (« La grève générale, ça vous dit ? »), mais c’est la partie la plus difficile, et cette partie difficile est d’abord rencontrée lorsque l’on réfléchit aux solutions possibles dans le cadre de l’éducation.
Il n’existe pas de modèle unique pour résoudre ce problème, mais il peut être utile d’examiner cet exemple et les solutions possibles. Une question courante consiste à demander à votre collègue s’il pense que d’autres personnes sont concernées par le problème. L’action collective peut être plus facile à mettre en œuvre si le problème affecte directement plusieurs collègues.
L’importance des petites actions de ce type est souvent sous-estimée dans le discours sur l’organisation. Les actions spectaculaires telles que les grèves ne retiennent pas seulement l’attention, mais sont également inaccessibles pour quelqu’un qui essaie de commencer à s’organiser sur son lieu de travail. Pour aller du point A au point Z, il faut presque toujours franchir un grand nombre d’étapes intermédiaires dont les petites actions sont les prémices essentielles.
Si le fait que des collègues se lèvent lors d’une réunion du personnel pour dénoncer ouvertement Todd semble trop risqué compte tenu de l’état d’avancement de votre organisation, voici une liste de petites actions possibles, à faible risque, pour résoudre un problème tel que celui de l’intimidation de Todd. L’élaboration d’un plan pour parler du problème avec d’autres collègues est souvent une excellente étape en soi, même si ce n’est pas exactement la solution en soi. Les intimidateur·ices comptent souvent sur le silence de leurs victimes et le fait de passer le mot peut donc déboucher sur d’autres possibilités. Par exemple, lors d’une réunion du personnel, quelques collègues suggèrent d’organiser une discussion sur la manière dont le personnel incarne les valeurs de l’entreprise ou d’élaborer un code de conduite sur le lieu de travail. Ces suggestions mettraient l’accent sur les mauvais comportements et pourraient constituer un signal suffisamment clair, bien qu’indirect, pour faire comprendre à Todd que ses conneries ne seront pas tolérées. Peut-être les collègues peuvent-ils décider de dire beaucoup de choses positives sur Pat chaque fois que Todd est présent, afin que ce dernier comprenne qu’il n’est pas acceptable de le harceler. Peut-être que les collègues peuvent nommer Pat comme « travailleur du mois » à plusieurs reprises pour un effet similaire, ou peut-être que pour l’anniversaire de Pat, vous demandez à tout le monde de signer une carte d’anniversaire pour lui et de la faire signer par Todd en dernier. Peut-être les collègues peuvent-ils faire taire Todd tout en lui communiquant subtilement ce qui ne va pas.
Beaucoup de ces petites actions seront bien sûr plus efficaces si tous vos collègues sont d’accord, mais beaucoup de ces actions peuvent encore exercer une pression si elles sont menées par seulement deux ou trois collègues. En fait, il n’est pas nécessaire d’obtenir l’adhésion totale de tous les membres de l’équipe avant de passer à l’action. En outre, si d’autres collègues voient que quelques personnes ont été assez courageuses pour tenir tête à Todd, ils seront peut-être disposés à participer à de futures actions.
Trop souvent, les gens se concentrent immédiatement sur les problèmes les plus graves et les actions les plus importantes, même si ces actions ne sont pas encore faisables. Même si votre but ultime est de gagner quelque chose de grand, comme des soins de santé fournis par l’employeur, en menant une action d’envergure, comme une grève, commencer par de petites actions pour répondre à des problèmes moins importants est le meilleur moyen d’y parvenir.
La demande
Parfois, la solution à un problème, notamment en ce qui concerne les dynamiques interpersonnelles telles que les brimades et les actions sous forme de signaux sociaux, n’a pas besoin d’être formulée au patron sous la forme d’une revendication spécifique. Cependant, la plupart du temps, une revendication bien construite est absolument essentielle pour permettre aux travailleur·euses d’affirmer efficacement leur pouvoir sur le lieu de travail. En général, les détails d’une revendication sont mis au point lorsque vous commencez à rassembler tous les éléments d’une action, mais ils peuvent apparaître à n’importe quel moment de l’éducation et sont intimement liés à l’éducation.
Une bonne demande doit être spécifique, mesurable, réalisable, pertinente et limitée dans le temps. Imaginons qu’au lieu de cela, Pat et vos collègues veuillent essayer de « se débarrasser de Todd », ce qui n’est pas une bonne façon de formuler cette demande. « Se débarrasser de Todd » est réalisable, mais ce n’est pas suffisant (bien que « jeter Todd dans un volcan » serait une demande encore moins réalisable).
Chaque partie d’une bonne demande remplit une fonction importante, mais la couvrir entièrement dépasserait le cadre de cet article. Dans le cas de Todd, une demande intelligente pourrait être : « Nous exigeons que Todd soit licencié d’ici lundi prochain ».
Raconter des histoires dans Educate
La dernière question d’Educate, « Quelle action collective pouvons-nous entreprendre pour résoudre le problème ? », est un bon endroit pour partager une ou deux histoires si le chemin habituel tracé par les questions ne mène pas à un plan immédiatement convaincant. C’est peut-être la seule partie d’AEIOU où l’organisateur a une certaine marge de manœuvre pour dire des choses qui ne sont pas immédiatement redirigées vers des questions.
Parce que la société en général essaie de mettre l’accent sur les appels à l’autorité et les actions individuelles comme solutions aux problèmes, souvent nos collègues ne sont pas en mesure d’imaginer sur le champ une idée sur la façon dont les collègues peuvent se réunir pour résoudre un problème eux-mêmes. C’est là qu’une bonne histoire en rapport avec la situation peut aider à faire jaillir la créativité pour trouver le type d’action qui pourrait être efficace.
Il ne faut jamais formuler l’histoire de la manière suivante : « Voici ce que ces autres personnes ont fait une fois, nous devrions faire la même chose ». Il s’agit plutôt de dire : « Je me souviens avoir entendu parler d’une situation comme celle-ci auparavant. Voici comment ils l’ont gérée. Pensez-vous que cela pourrait fonctionner ici ? »
Ne faites pas de promesses que vous ne pourrez pas tenir
Lorsque vous élaborez une solution, un objectif et un plan d’action, vous ne devez pas promettre un résultat particulier. Vous n’avez pas le contrôle total sur la volonté du patron de céder et en promettant une victoire à quelqu’un·e, vous lui créez des attentes irréalistes et une désillusion potentielle en cas d’échec de l’action. Une meilleure façon de présenter les choses est de dire que si les travailleurs ne font rien, le problème ne disparaîtra certainement pas et que la meilleure façon d’améliorer la situation est de s’unir à ses collègues pour agir.
Plus tard, au cours de la phase « immuniser » de la conversation, en particulier lorsqu’elle précède une action, c’est le moment idéal pour explorer les réponses possibles du patron (représailles, capitulation, ignorer la demande, etc…) et se préparer à chaque éventualité.
Mes propres erreurs dans la phase « éduquer »
Certaines de ces erreurs sont encore fraîches dans mon esprit et me font mal quand j’y pense, mais ce sont aussi des réservoirs d’expériences personnelles que je suis impatient de transformer en connaissances utiles. Je vais rester vague sur les détails afin de protéger les personnes concernées, et bien sûr, c’est mon inexpérience en tant qu’organisateur (et le capitalisme) qui était en grande partie responsable des problèmes ci-dessous, et non pas une quelconque faiblesse de mes collègues.
Lorsqu’un·e collègue mentionne une action visant à répondre à un grief et que je pense qu’elle ne fonctionnera pas, je l’écarte au lieu de poser des questions. La structure de mon lieu de travail était sur le point d’être modifiée en profondeur et beaucoup d’entre nous étaient très préoccupé·es par ce changement. La première réaction d’une collègue a été de nous demander à tous d’appeler le grand patron pour se plaindre, mais j’ai poliment dit que je ne pensais pas que cela fonctionnerait. Même si j’ai été poli, j’ai fermé la conversation au lieu de l’ouvrir et j’ai pu lire un peu de déception sur le visage de cette collègue. Plus que d’être gentil ou poli, il est important d’être respectueux et sincère en demandant réellement aux gens ce qu’ils pensent. Par exemple, j’aurais pu dire : « C’est une idée intéressante. J’espère qu’il finira par comprendre à quel point cette idée de restructuration est mauvaise. Comment pensez-vous que le grand patron réagirait aux appels ? » Heureusement, j’avais de bonnes relations avec cette collègue et j’ai pu facilement revenir en arrière et avoir cette conversation, mais j’ai dû me surveiller et ne pas rejeter les idées, même si je pense qu’elles sont erronées. C’est le travail de l’organisateur d’écouter et de demander, et non de dire et de dicter.
D’un autre côté, il m’est arrivé de commettre l’erreur inverse en n’exprimant pas du tout mes propres opinions. Une fois, lors d’une conversation avec une collègue, elle exprimait toutes sortes d’idées sur les actions à mener sur le lieu de travail, mais elles me semblaient déplacées et relevaient davantage de l’appel à l’autorité, qui avait déjà été tenté à maintes reprises, que de l’exercice d’une pression ascendante sur nos patrons par le biais d’une action directe. Je ne pensais pas que nos patrons se souciaient de ce que nous pensions dans ce cas, qu’ils n’auraient pas été affectés par de tels appels et que nous devions exercer une pression directe pour les forcer à céder. Je ne voulais pas être en désaccord avec ma collègue parce que je ne voulais pas qu’elle se sente démoralisée, mais sur le moment, je n’arrivais pas à trouver le moyen de dire ce que je voulais. Le résultat a été que j’ai été tiède, ni d’accord ni en désaccord avec chaque idée mentionnée par ma collègue, ce qui a fait disparaître toute l’énergie positive de la conversation et ne nous a pas donné l’occasion d’explorer les vraies tensions sur le lieu de travail. J’ai quitté ce tête-à-tête en me sentant plus découragé que je ne l’avais été depuis longtemps.
Avec le recul, j’aurais pu trouver un moyen d’exprimer mes idées sous la forme de bonnes questions, de sorte que le dialogue reste ouvert, mais que nous puissions explorer des opinions différentes sans nous exclure l’un l’autre. Sur le moment, j’ai essayé de trouver des questions appropriées, mais j’ai échoué parce qu’en réponse à ses suggestions d’actions, les seules questions qui me venaient à l’esprit étaient des idées d’actions alternatives. J’ai pensé que si je posais une question du type « Et si nous faisions plutôt cette autre chose ? », cela reviendrait à fermer la conversation au lieu de l’ouvrir et à être condescendant. Le fait d’être bloqué dans AEIOU est une expérience universelle de l’organisation et il est essentiel d’y repenser pour analyser ce qui n’a pas fonctionné.
Ce que je devais faire en réalité, c’était trouver une question qui redirige la conversation loin des spécificités d’actions particulières, parce que cela devenait un trou de lapin profond, mais vers la dynamique de classe sous-jacente au contexte dans lequel les actions étaient proposées. « C’est une idée d’action intéressante. Pensez-vous que notre grand patron sera touché si nous lui disons ce que nous pensons ? » « Pourquoi pensez-vous que le grand patron fait ce changement en premier lieu ? » Si nous avions exploré davantage la dynamique de classe, nous aurions pu revenir plus tard à la discussion sur les actions d’une manière plus concrète.
L’une des grandes leçons que les exemples ci-dessus illustrent est que j’avais établi des relations de confiance avec ces deux collègues et que les erreurs que j’ai commises n’ont donc pas mis fin à nos discussions, mais seulement de manière temporaire. Si vous avez fait l’effort de nouer des relations, vous avez plus de latitude pour faire des erreurs et les corriger plus tard. L’organisation est bien trop complexe pour ne pas faire d’erreurs, même pour les meilleurs organisateurs. Les relations nous permettent de rendre des comptes à nos collègues et à nos propres visions politiques sans que chaque faux pas ne nous fasse perdre le fil.
Mais parfois, les relations ne peuvent pas vous sauver. Sur un lieu de travail où le taux de rotation des effectifs était très élevé en raison du stress au travail, j’ai eu beaucoup de mal à trouver un moyen de soutenir les collègues qui se trouvaient dans de très mauvaises situations. J’étais relativement novice en matière d’organisation sur ce lieu de travail et, en tant que travailleurs, nous n’avions pas encore construit beaucoup de solidarité ou de pouvoir ; les problèmes étaient si difficiles et nombreux que nous avions l’impression qu’on nous lançait des couteaux alors que nous étions attachés à une roue tournante géante. Chaque fois qu’un·e collègue démissionnait parce qu’iel craignait pour sa santé mentale, j’avais l’impression d’avoir échoué. Si j’avais été un meilleur organisateur, nous aurions pu obtenir quelques petites améliorations par l’action et rendre le travail suffisamment agréable pour qu’iels restent. Bien sûr, je sais que je ne devrais pas être trop dur avec moi-même et que c’est le capitalisme qui écrase les gens et non moi. Mais il n’empêche qu’en tant qu’organisateur, on veut faire ce qu’il y a de mieux pour (et avec) les gens, et ne pas y parvenir peut être ressenti comme une défaite.
Dans ces circonstances désespérées, je me précipitais souvent dans la partie éducative d’AEIOU parce que je savais que si des mesures n’étaient pas prises rapidement pour résoudre certains problèmes graves, les gens commenceraient à démissionner en masse. Je racontais l’histoire d’une action possible et je demandais si cela avait du sens ici, mais j’essayais de les pousser fortement dans cette direction pour des raisons de rapidité. Il s’agissait peut-être d’une situation perdante, mais aucune des actions discutées ne s’est jamais concrétisée, en partie parce que, lorsque nous nous sommes empressés d’éduquer les gens, ils ne se sont pas vraiment sentis concernés par l’action, par la manière dont elle traitait le problème ou par le fait que nous étions vraiment assez forts pour la mener à bien. Tout le monde a démissionné à cause du stress lié au travail avant qu’une action ne puisse voir le jour.
Pour qu’une action fonctionne vraiment, elle doit découler de ce que vos collègues croient et veulent faire, et la précipitation dans l’éducation finit par saper leur capacité à parvenir à leurs propres conclusions. Il vaut mieux donner à chaque partie d’AEIOU le temps nécessaire, quelles que soient les circonstances. Ce qui m’a le plus encouragé, c’est que les collègues qui sont restés pendant ces jours difficiles ont une meilleure compréhension du lieu de travail et, même si nous sommes encore de jeunes sauterelles dans notre croissance en tant qu’organisateurs dans ce travail, nous construisons lentement mais sûrement une présence sur le lieu de travail.
Conclusion
Bien que j’aie eu des conversations efficaces sur l’éducation, je me suis concentrée sur mes erreurs ci-dessus parce que je pense qu’elles contiennent des leçons plus utiles. Pour moi, l’éducation est la partie la plus difficile d’AEIOU et celle avec laquelle j’ai personnellement le plus lutté. Peut-être plus que toute autre partie, c’est là que la pratique et l’expérience sont vraiment utiles. C’est particulièrement le cas lorsque l’accumulation d’histoires, à la fois de ma propre expérience et plus encore en parlant avec d’autres organisateurs et en lisant des récits d’actions, m’a permis de mieux tirer la bonne histoire ou la bonne question de ma poche au bon moment.
Je vais terminer en mentionnant et en liant des exemples intéressants d’éducation en action qui sont différents de l’histoire ci-dessus de Pat et Todd afin d’illustrer un éventail plus large de la façon dont l’éducation peut être utilisée. Il s’agit d’une situation dans laquelle des grèves tournantes de travailleur·euses postaux au Canada ont été déclarées illégales par la législation de retour au travail, et les travailleur·euses ont dû décider de ce qu’iels allaient faire. Les organisateur·ices ont demandé, par le biais de conversations et d’enquêtes, « Devrions-nous obéir à la législation ? » et « Que se passera-t-il si nous ne le faisons pas ? » Bien que l’histoire ne se termine pas par une victoire dans cette lutte, elle montre comment les travailleur·euses ont été en mesure d’élaborer une stratégie collective par le biais de conversations éducatives sur la manière de répondre aux attaques contre leur syndicat et comment cela a permis de renforcer le pouvoir et la conscience de classe pour la lutte suivante.
Dans un autre cas, les travailleur·euses ont entendu parler d’arrêts de travail sur d’autres sites du même employeur, et les organisateur·ices ont pu demander à leurs collègues : « Qu’en pensez-vous ? Devrions-nous faire la même chose ici ? » Les histoires d’éducation peuvent être immédiates et puissantes lorsqu’elles se déroulent en temps réel dans le même type d’entreprise ou d’industrie que vous et vos collègues. Aussi spontanées qu’elles puissent paraître à l’extérieur, les vagues d’actions similaires dans une industrie sont souvent le résultat d’organisateur·ices avisé·es qui saisissent l’occasion en posant des questions stratégiques sur l’éducation à leurs collègues.
En tant que travailleur·euses, nous maîtrisons notre destin lorsque nous sommes en mesure de discuter de nos problèmes et de déterminer collectivement les mesures à prendre pour les résoudre. C’est dans le cadre de l’éducation que se déroule ce dialogue difficile mais libérateur.
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Addendum : Peu de temps après avoir écrit le billet ci-dessus, je suis tombé sur cette histoire sur Facebook qui illustre parfaitement une action du type de celle évoquée ci-dessus. On m’a dit que l’histoire était publique et qu’elle pouvait être incluse ici.
« Organisation virtuelle : Petits mais puissants. Mid-City[2] défend une collègue »
Une démonstration inspirante du pouvoir de la solidarité vient de la Prescott School of Enriched Sciences de Mid-City, où Sandra, enseignante de première année, s’est fait manquer de respect publiquement par la directrice Karla lors d’une réunion Zoom après avoir exprimé son malaise face au niveau de tension entre le personnel et l’administration.
En réponse à ses inquiétudes, la directrice a proposé de fournir à Sandra les ressources des services de santé mentale du district. Karla, qui au cours de sa première année en tant que directrice de Mid-City a posé de multiples obstacles à la construction du Conseil de direction des écoles locales et qui a déjà été plusieurs fois accusée par le personnel d’avoir violé leur droit à ne pas être réprimandé publiquement, est allée plus loin et a ensuite envoyé un e-mail à Sandra : « Ressources de santé mentale du district ».
Indigné par ce traitement injuste d’une collègue, le personnel de Mid-City, sous la direction des dirigeants de la section UTLA [United Teachers Los Angeles] et avec le soutien de leur représentant de l’UTLA, a décidé d’organiser une manifestation virtuelle lors de sa prochaine réunion du personnel. . Leur plan prévoyait de changer leurs noms en Mme Sandra, « #JESUISSANDRA », et leur image d’arrière-plan en « EXCUSEZ VOUS MME.CARLA ». Tous les membres de leur petite mais puissante section de l’UTLA ont participé, s’engageant également dans des protestations silencieuses tout au long de la réunion, se « connectant » virtuellement en écrivant leur nom dans la boîte de discussion et en refusant de « réactiver » leur voix par solidarité.
« Notre équipe de huit enseignant·es a adopté la devise « Un jour de plus « , qui nous a été donnée par notre incroyable représentant de l’UTLA », a déclaré Sandra. « Nous avons utilisé l’unité comme notre force. » « Un jour de plus » fait référence au concept selon lequel pour gagner, il suffit de tenir un jour de plus que son adversaire.
Si la directrice ne présente pas d’excuses à Sandra, les membres sont prêts à escalader la situation.
« Notre école a subi un niveau sans précédent de représailles et d’abus de la part de cette nouvelle directrice », a déclaré Sherri, vice-présidente de l’UTLA et enseignante de première année. « Mid-City Prescott est un exemple tragique de ce qui peut arriver à une école très performante sous une mauvaise direction. La stratégie de ce directeur a été de diviser pour régner, mais notre équipe a fait exactement le contraire. Nous avons trouvé notre force dans l’unité. »
[1]Nous n’avons pas encore traduit cet article mais il est lisible en anglais ici https://firewithfire.blog/2020/04/26/species-of-1-on-1s/
[2](Mid-city est un quartier de Los Angeles)
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Fire with Fire