L’organisation est difficile et chaque organisateur·trice fait des erreurs. Voici quelques-unes des erreurs les plus courantes, et comment les éviter.
▪ Construire votre campagne à partir de personnes partageant les mêmes idées
Nous aimons tous et toutes penser que nos idées sont importantes et que celles et ceux qui sont d’accord avec nous voient ce qui échappe à tou·tes les autres. Mais la création d’un syndicat ne consiste pas à répandre l’Évangile, il s’agit de faire comprendre aux travailleurs le pouvoir qu’ils ont – et de les laisser écrire leur propre récit. Ne confondez pas les personnes qui sont d’accord avec vous avec les personnes dont la campagne a besoin. Les travailleur·euse·s qui ont une politique de « gauche » peuvent être des leaders ; ielles peuvent aussi être des lâches. Ielles sont généralement comme tout le monde : un mélange de contradictions. Vous devez examiner le lieu de travail tel qu’il est et identifier les leaders afin d’obtenir l’adhésion de tou·tes les autres. La politique de gauche prend tout son sens lorsqu’on comprend comment les autres en viennent à partager ces engagements par la lutte.
▪ Diriger avec les problèmes au lieu d’écouter
Un raccourci très commun est de supposer que vous savez ce dont les gens ont besoin et d’essayer de diriger avec cette idée dans votre organisation. Cela fait ressembler la syndicalisation à un travail de vente où le syndicat devient une sorte de produit que l’on présente à un public passif. « Vous voulez une crèche payée ? Signez la carte syndicale ! ». Mais une bonne organisation et le pouvoir de la classe ouvrière sont généralement basés sur des connexions profondes, individuelles, de confiance et de conviction dans le pouvoir partagé. Cela signifie que vous devez écouter ce que les gens veulent, peu importe à quel point vous pensez qu’ils ou elles ont besoin de quelque chose. Nous connaissons tou·tes des problèmes au travail, qui découlent d’un manque de pouvoir. Le fait d’avoir une revendication à laquelle nous n’avons pas donné suite ne contribue en rien à renforcer notre pouvoir de renverser la situation face aux patrons. Ce n’est pas en agitant un problème que vous pensez être le bon que vous organiserez votre lieu de travail. Vous devez écouter les gens et identifier leurs doléances afin de découvrir comment le travail les affecte, car c’est ce qui les incite à se battre.
▪ Accomplir des tâches au lieu d’organiser les gens
Toute campagne peut être décomposée en étapes et en tâches, et une personne dotée d’un peu d’intelligence et d’une bonne éthique de travail peut passer par toutes ces tâches et finalement ne pas être plus proche de l’objectif d’organiser un syndicat que lorsqu’elle a commencé. C’est particulièrement dangereux lorsque les organisateur·trices du syndicat s’occupe de l’organizing, car ils finiront inévitablement par s’éloigner du lieu de travail et laisseront les travailleurs porter le fardeau. La syndicalisation/l’organizing ne consiste pas à suivre une formule ou une recette, mais à enseigner la recette aux travailleur·euses (et comment l’enseigner aux autres). Voici la partie la plus difficile. Un·e bon·ne organisateur·trice doit être prêt·e à laisser les choses dérailler un peu, sachant que les travailleur·euses finiront par faire le travail. Tout·e grand·e organisateur·trice a commencé quelque part, et a probablement fait beaucoup d’erreurs en cours de route. Les travailleur·euses doivent avoir la possibilité de développer leurs propres compétences en faisant des erreurs et en en tirant des leçons. Une tâche mal accomplie par les travailleur·euses elleux-mêmes constitue un progrès plus important que cent tâches accomplies par un·e bon·ne organisateur·trice.
▪ Se précipiter pour se battre en public
C’est la plus grande cause d’échec d’une campagne. Souvent, il n’y a même pas de campagne, juste une petite poingée de leader·euses. Les organisateur·trices débutant·es (et certain·es expérimenté·es) ont tendance à penser qu’il suffit de déposer sa bannière pour que les gens affluent vers soi. C’est plutôt l’inverse qui se produit : le patron voit la personne qu’il doit éliminer et lui tombe dessus comme une tonne de briques. Avec l’agitateur·trice écrasé·e au grand jour, tout le monde comprend le message. D’un autre côté, certaines campagnes peuvent être d’une efficacité dévastatrice sans jamais être rendues publiques. Et d’autres prennent la décision stratégique de s’exposer au public au bon moment et c’est la bonne décision. Mais l’angle public est très souvent surestimé et il est particulièrement utile de tenir compte de la taille de votre cible. Si votre patron possède dix magasins et que vous n’êtes fort que dans l’un d’entre eux, entrer en bourse sans les neuf autres vous conduira probablement à vous faire éliminer. Des entreprises comme Wal Mart et MacDonald’s ont l’habitude de fermer des magasins afin d’écarter un syndicat. En général, plus l’entreprise est grande, plus la barre est haute pour rendre l’affaire publique afin de ne pas faire échouer votre campagne.
▪ Être étroit tactiquement
Imaginons que vous organisiez une marche sur le patron et qu’elle se déroule sans accroc. Le patron cède très rapidement et tout le monde se sent plutôt bien. Vous recommencez et obtenez de bons résultats dans une autre partie de la même entreprise. La troisième fois que vous utilisez cette tactique, le patron est certainement en train d’étudier ce que vous faites et de trouver des contre-mesures. Il est préférable de ne pas utiliser exactement la même chose deux fois avec le même patron dans les six mois. Une bonne tactique est suffisamment bonne pour mériter d’être conservée – surtout si elle a fonctionné. Mais si vous l’utilisez encore et encore et encore dans le même contexte, elle perdra de son efficacité. Cela peut surprendre, mais il en va de même pour les grandes grèves.
▪ S’imposer des délais
On peut avoir l’impression que le temps est compté, mais ce n’est presque jamais le cas. Un mauvais patron sera toujours un mauvais patron l’année prochaine et dans dix ans, et il y aura toujours des problèmes à régler. Il est vrai qu’un sentiment d’immobilisme est une préoccupation réelle : vous devez vous assurer que personne ne pense que rien ne se passe dans la campagne. Mais le signe le plus sûr que vous n’êtes pas prêt à passer à l’action est de vous dire que vous devez prendre une certaine mesure à une certaine date. Le point de déclenchement d’une action devrait plutôt être une indication que vous êtes prêt. Ce n’est pas parce que l’employeur a fait un geste terrible ou que le gouvernement a réussi à faire passer une série de mauvaises lois que celles-ci ne peuvent pas être annulées plus tard.
▪ Ne pas immuniser suffisamment
Immuniser consiste à donner à vos collègues une petite dose de ce que le patron va leur infliger avant qu’il ne le fasse. Si vous faites preuve d’insubordination, vous devez préparer les gens à faire face à des suspensions dans un lieu de travail syndiqué, ou peut-être même à un licenciement pour vous remettre dans le droit chemin dans un lieu de travail non syndiqué. Le plus souvent, les travailleur·euses tiendront bon s’ielles décident d’agir en sachant ce qui pourrait arriver, et ielles se replieront s’ielles sont surpris·es par les représailles. Comme nous l’avons dit plus haut, il est toujours préférable de ne pas promettre et d’offrir plus en matière de discipline. Cela peut signifier que vous devrez faire de l’agitation un peu plus longtemps (c’est en partie pourquoi il est si important de ne pas imposer de délais), mais lorsque les travailleurs sont prêts à agir ensemble en connaissant les risques, ils constituent une force bien plus puissante.
▪ Présenter les luttes comme « tout ou rien »
Souvent, les organisateur·tricess et les travailleur·euses croient sincèrement qu’ielles sont dans un combat existentiel, où le vainqueur remporte tout, mais la vérité est que vous pouvez en fait subir beaucoup de dommages et perdre des combats assez importants tant que vous ne vous convainquez pas que vous êtes fini si vous ne gagnez pas celui-ci. La plupart des combats se terminent par une victoire partielle et ce n’est pas grave – les victoires partielles peuvent s’additionner assez rapidement, et vous apprenez également de ces expériences ce qu’il faudrait faire pour obtenir de plus grandes victoires. Parfois, les organisateur·trices pensent qu’ielles doivent dire aux gens que nous sommes condamné·es si nous ne gagnons pas, mais c’est de la mauvaise organisation. Cela ne renforce pas les gens, mais les pousse au désespoir. Au contraire, les gens doivent apprendre à avoir une évaluation précise de leur propre pouvoir et de ce dont ils et elles ont besoin pour l’augmenter.
▪ Présenter les luttes comme des combats à un coup
Même les actions professionnelles les plus spectaculaires, telles qu’une grève générale ou une sorte d’action sauvage de masse, ne sont pas en soi gagnantes dans la plupart des cas. Un seul cas spectaculaire est une belle histoire que les gauchistes aiment se raconter, mais le plus souvent, c’est l’agitation constante et la construction minutieuse d’une campagne ou d’un syndicat qui permettent d’obtenir des résultats durables. Une seule grande grève peut vous permettre d’obtenir une bonne clause contractuelle, mais même dans ce cas, vous devez la faire respecter, sinon la clause n’a que la valeur qu’un arbitre lui attribue. Pour cette raison, vous devez toujours vous demander, lorsque vous planifiez une action, « et ensuite ? ». Si vous ne le faites pas, et si vous ne préparez pas vos collègues à la possibilité que votre premier coup de poing n’atterrisse pas, ils et elles risquent de penser que l’action directe ne fonctionne pas – comme tout le reste. En général, il est préférable de ne pas faire de promesses et d’en faire plus.
▪ Se concentrer sur ses points forts plutôt que sur ses points faibles
C’est un point que je n’arrive toujours pas à comprendre. Si vous avez cinq parties différentes du lieu de travail et que l’une d’entre elles est très bien organisée et très forte, elle n’a pas besoin de votre attention. Les personnes qui ont des difficultés en ont besoin. Les gens aiment à penser qu’ielles peuvent remporter une victoire à un endroit et la diffuser ensuite autour d’elleux, mais ce qui se passe en réalité, c’est que les gens remportent une victoire à un endroit et cela renforce chez les autres qu’il y a quelque chose de magique chez les gens de cette partie de l’entreprise et que les autres parties ne l’ont tout simplement pas. J’ai entendu dire qu’un syndicat est aussi fort que ses membres – c’est une connerie, car c’est une attitude passive. Un syndicat est aussi bon que son plan à long terme pour obtenir des concessions de l’employeur. Ce plan doit impliquer le développement des personnes au sein du syndicat !
▪ Ventriloquer les travailleur·euses
Souvent, si un·e autre organisateur·trice n’est pas d’accord avec une décision prise lors d’une campagne, l’organisateur·trice de cette campagne la défendra en disant que c’était ce que les travailleur·euses voulaient. Il/elle dira que c’était l’idée des travailleur·euses et que c’est venu naturellement des discussions, au lieu d’assumer le fait qu’un·e organisateur·trice joue un rôle de leader et a l’obligation de donner des conseils et de les suivre. Les campagnes où les décisions sont prises par « consensus » sont les plus faciles à faire, parce que personne ne vote sur rien et qu’il n’y a pas de culture de prise de position et de constat de désaccord, même en décidant comment aller de l’avant.
Tou·tes les organisateur·trices ne sont parfois pas d’accord avec ce que les travailleur·euses veulent faire et il n’y a pas de mal à le reconnaître, mais vous devez à tout le monde de dire clairement que vous n’êtes pas d’accord et pourquoi. Mais le fait de renier et de dissimuler votre rôle de leader en tant qu’organisateur·trice montre en fait votre incapacité à vous écarter de l’équation, car vous n’assumez pas la responsabilité de votre rôle de leader dans une campagne.
▪ Conclusion : la source de tous les problèmes
En tant qu’organisateur·trices, nous subissons une pression énorme. Et contrairement au travail sur les aspects juridiques des affaires syndicales ou l’administration d’un syndicat, l’organisation traite davantage de qualités que de quantités. Il est donc parfois plus difficile pour nous d’être honnêtes avec nous-mêmes sur nos résultats. Il est facile de dériver vers une sorte de manipulation entièrement motivée par de bonnes intentions. Mais cela rend encore plus important le fait de nous pousser à être clairs sur nos objectifs et nos méthodes.
Presque toutes les erreurs d’organisation proviennent de deux sources. L’une consiste à faire ce qui semble évident au lieu de ce qui est réellement juste – beaucoup de problèmes découlent du fait de suivre son instinct et de faire le travail intuitivement plutôt que stratégiquement et systématiquement. L’autre est de ne pas savoir comment se retirer de l’équation.
Un engagement politique bien plus profond que les positions politiques consiste à comprendre que toute organisation qui permet aux travailleur·euses d’être plus indépendant·es et plus critiques vis-à-vis de l’autorité (y compris la nôtre) est bonne, et que celle qui les rend dépendant·es des institutions de « gauche » – y compris les syndicats et les partis politiques – est un pas en arrière.
Par Nick Driedger. Il est le directeur des relations de travail et de l’organisation de l’Alberta Union of Provincial Employees.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles. Original sur organizing.work ici.
Cet article fait partie d’une série : Les bases de l’organisation.