Un débrayage a eu lieu récemment dans le restaurant où je travaille. J’étais en congé ce jour-là et j’ai reçu un SMS de ma collègue : « Putain de merde ! J’étais en train de nettoyer quand tout le monde est parti une heure avant la fermeture ! »
– « Merde, qu’est-ce qui s’est passé ?! » J’ai demandé.
– « Je ne sais pas », a-t-elle répondu. « Tout semblait normal, mais tout d’un coup, ils et elles ont toustes pointé et sont parti·es ».
J’ai pris mon téléphone et j’ai commencé à contacter toutes les personnes qui étaient de service ce soir-là. Nous travaillons dans un petit restaurant, il n’a donc pas fallu trop de temps pour faire le tour. La situation au travail était déjà très tendue, mais ce soir-là, tout le monde était particulièrement énervé par la façon dont le patron les traitait et a décidé que c’en était assez. Ce n’était pas une grève, iels n’ont pas démissionné, mais iels ont quitté le travail pour la nuit sans préavis ni permission. Il s’agissait plutôt d’un » coup de gueule collectif « , comme l’a dit l’un·e des collègues.
De petites actions comme celle-ci peuvent sembler spontanées à un·e observateur·ice occasionnel·le, mais je travaille dans cet établissement de façon intermittente depuis dix ans et je peux vous dire qu’il n’en est rien. En fait, les actions concertées font partie intégrante de la vie professionnelle de tous les jours, à condition de savoir les repérer. Un petit débrayage comme celui-ci est un exemple plus évident, mais l’auto-activité de la classe ouvrière se manifeste sur pratiquement tous les lieux de travail.
Qu’est-ce qu’un syndicat ?
En termes simples, les syndicats sont des groupes de travailleur·ses qui se réunissent pour défendre leurs intérêts sur le lieu de travail. Ils portent les revendications des travailleur·ses, pratiquent certaines formes de démocratie et cherchent à transformer le lieu de travail en quelque chose de meilleur pour leurs membres.
L’action syndicale peut prendre différentes formes, mais le gouvernement ne reconnait qu’un certain modèle de syndicalisme limité aux élections sociales, à la concertation sociale et à la négociation de convention collective. Dans ce modèle particulier de syndicalisme, l’État garantit aux travailleur·ses une certaine protection juridique (la carotte) et accorde également des protections aux employeurs (notamment des interdictions à l’encontre des travailleur·ses) (le bâton). Ce modèle de syndicalisme a généré des taux de syndicalisation assez élevé. De nombreux·ses syndicalistes sociaux-démocrates citeront ces chiffres comme preuve que le syndicalisme réformiste a davantage conquis le cœur et l’esprit des travailleur·ses que le modèle de syndicalisme solidaire de l’IWW. Mais je pense que c’est absurde et je vais expliquer pourquoi.
Comment les travailleur·ses s’organisent ?
Comparons-le à un autre modèle organisationnel : le groupement informel de travailleur·ses. Les employeurs n’aiment pas ce modèle d’organisation, et donc le gouvernement non plus. En effet, il s’agit d’un modèle d’organisation véritablement autonome qui se forme indépendamment de toute approbation du patronat et du gouvernement. Et pour cette raison, le gouvernement n’a aucun moyen de suivre son développement. Mais je suis prêt à parier mon dernier dollar que ce type de regroupements informels existe sur quasi tous les lieux de travail.
Ces regroupements informels présentent de nombreuses caractéristiques similaires à celles des syndicats. Leurs membres se rencontrent sur ou en dehors du lieu de travail pour discuter des problèmes liés au travail. On peut retrouver ces travailleur·ses en train de fumer ensemble sur le parking, ranger les tables ensemble, réaliser les préparations au même poste ou boire un verre dans les mêmes bars après le travail. Dans la plupart des cas, iels parlent du travail, de leurs problèmes dans l’entreprise, avec les collègues, les directeurs et les patrons, et parfois complotent pour changer ce qu’iels n’aiment pas. Ce qui peut ressembler à une petite bande de travailleur·ses partageant quelques bières après le travail peut souvent jouer le double rôle d’une réunion informelle de revendication.
Le mythe de la spontanéité
Ce débrayage sur mon lieu de travail n’avait rien de spontané. Les travailleur·ses qui ont débrayé cette nuit-là travaillent tous là depuis plusieurs années. Iels font du covoiturage ensemble, partagent des repas au travail, bavardent lorsque l’activité est faible et échangent des SMS sur le travail lorsqu’iels sont en congé. Ce groupe informel partage un grand nombre des caractéristiques mentionnées ci-dessus. L’une des membres de ce groupe était une employée de l’entreprise lorsque nous avions un comité IWW actif il y a quelques années. Elle a pris la parole lors d’une marche sur le patron qui nous a permis de récupérer le salaire des heures supplémentaires non payées. Une autre travailleuse de ce groupe avait décidé qu’elle ne voulait plus passer la serpillière à la fin du service, alors elle avait été voir les autres travailleur·ses en leur disant « Je ne passerai pas la serpillière ce soir et vous non plus ». En d’autres termes, elle avait organisé plusieurs discrets refus de travail.
Les groupes informels de travailleur·ses adoptent toutes sortes de petites mesures pour réimaginer et réorganiser le lieu de travail. Le travail est déjà organisé par le patron afin de créer un maximum d’efficacité, de productivité et de profit en nous divisant en équipes, services et postes dans lesquels nous sommes censé·es communiquer et nous coordonner avec d’autres travailleur·ses dans le seul but d’accomplir les tâches liées à nos emplois. Par conséquent, lorsque les travailleur·ses commencent à communiquer en dehors de ces dispositions formelles, que ce soit au travail ou en dehors du travail, iels sapent l’organisation du patron et créent leur propre organisation. À mesure que nous nous sentons plus à l’aise pour communiquer selon nos propres termes, nous commençons à briser un peu plus les modèles en fixant notre propre rythme de travail et en décidant même des règles que nous suivrons ou ne suivrons pas.
Ces actions moins spontanées se produisent également à plus grande échelle. Il y a quelques années, un débrayage a eu lieu dans trois restaurants des environs. Ces restaurants faisaient partie d’un mini-empire dans lequel « l’associé-gérant » avait la réputation de harceler sexuellement les barmaids dans l’entreprise. Les travailleur·ses ont organisé une riposte collective, exigeant qu’il soit licencié. Les restaurants n’ont eu d’autre choix que de fermer jusqu’à ce que le problème soit résolu, ce qui impliquait de capituler face à cette demande. Cette action peut sembler spontanée, mais le milieu de la restauration locale très soudé et les travailleur·ses qui ont participé aux actions avaient des liens beaucoup plus forts que le simple fait d’être des collègues de travail. Cette action ne s’inscrivait peut-être pas dans une stratégie à long terme, mais elle a pu être menée à bien grâce à la conscience qui existe chez les travailleur·ses qui nouent des liens entre elleux, discutent des problèmes au travail et échangent des idées sur la manière de changer leurs conditions.
Un groupe informel de travailleur·ses est-ce la même chose que du syndicalisme de solidarité ?
Non. En tant que membres de l’IWW, nous voulons construire un mouvement de travailleur·ses qui a le pouvoir de renverser le capitalisme et d’abolir le système salarial. Les groupes informels de travailleur·ses nous montrent que les travailleur·ses de tous bords sont prêt·es à s’organiser sur le terrain pour réorganiser leur lieu de travail en leur faveur sans l’intervention d’expert·es, mais ces groupes sont limités par un manque de vision et de stratégie à long terme. Il est de notre devoir, en tant que syndicalistes solidaires, de construire un modèle plus structuré sur le lieu de travail et dans l’ensemble des secteurs d’activité, afin de tirer les leçons du passé et de renforcer notre capacité à prendre en charge des revendications et des objectifs plus importants.
En quoi le syndicalisme de solidarité est-il différent ?
Tout comme un groupe informel de travailleur·ses, le syndicalisme de solidarité fonctionne de manière indépendante de l’État, mais il a une structure et une vision : la structure est composée de Comités (entreprise) et de Branches (locales et sectorielles), la vision est d’aller vers le renversement du capitalisme. Un Comité est (en théorie) composé de membres de l’IWW affilié·es (cartes rouges), payant des cotisations et ayant démontré leur engagement envers le syndicat en prenant en charge des tâches d’organisation et en les menant à bien. Les Comités prennent des décisions démocratiquement, récoltent les cotisations, autogèrent leurs ressources collectives et planifient des actions collectives pour renforcer le pouvoir sur le lieu de travail et obtenir des concessions de la part du patron. Plutôt que d’être reconnus par l’employeur, ils le sont par l’IWW en se constituant en branche sectorielle. Au fur et à mesure que des Comités se forment dans un secteur donné, ils peuvent finir par former une branche sectorielle (industrielle), gérer les ressources à un niveau plus large et coordonner des actions de plus grande envergure.
Lorsque l’on parle de « syndicalisation » dans le discours dominant, on fait souvent référence à un processus par lequel l’auto-activité des travailleur·ses est supplantée par les tribunaux, la bureaucratie syndicale et l’intervention de l’Etat. En tant que syndicalistes, nous pensons que l’auto-activité des travailleur·ses doit être la force motrice de la transformation sociale. Nous ne cherchons donc pas à remplacer l’autonomie et l’organisation informelle des travailleur·ses, mais seulement à leur donner plus de forme, de structure et de vision à long terme. En confiant les rênes à des tiers, les travailleur·ses perdent la maîtrise de la lutte des classes, de la gestion collective des ressources et de la planification stratégique, ce qui les fait régresser dans leur processus révolutionnaire. Par le biais du syndicalisme de solidarité, nous développons ces compétences et ces expériences parmi les travailleur·ses de base, qui apporteront ensuite ces connaissances et cette expérience sur les lieux de travail et dans les secteurs d’activité.
Le syndicalisme de solidarité préfigure aussi ce que sera l’économie après le capitalisme, selon l’adage « construire le nouveau monde à l’intérieur de l’ancien » des IWW. Nous n’attendons pas la révolution pour construire une économie coopérative. Nous la construisons dans le processus d’organisation. L’économie est actuellement organisée par la classe patronale, mais au fur et à mesure que nous construisons nos propres réseaux sur nos lieux de travail et dans nos secteurs, nous sapons l’organisation du patron et en construisons une qui sert nos intérêts. En prenant des décisions collectives au sein de nos Comités, de nos branches sectorielles et de nos sections locales, nous apprenons à pratiquer la démocratie directe. En collectant les cotisations et en budgétisant nos ressources, nous apprenons à pratiquer l’économie autogérée. Et tandis que nous planifions chaque action à petite échelle dans nos entreprises et dans nos secteurs, nous développons la maîtrise nécessaire à l’exécution d’actions de plus grande envergure avec de plus grands groupes de travailleur·ses dans le but de déclencher des grèves générales qui renverseront le système capitaliste.
Article de Jean-Carl Eliot traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Industrial Worker