Il n’y a pas de problème personnel
Les patrons veulent nous faire croire que nos problèmes sont personnels. Par exemple, le patron convoque Barbara afin de lui donner un blâme car elle est arrivée en retard. Barbara lui explique qu’elle est en retard car la babysitter est arrivée en retard. Le patron lui répond qu’il est désolé mais il ne peut pas changer les règles pour une seule personne. Quand elle quitte le bureau, Barbara se dit peut-être « Mais ce n’est pas que moi, c’est tout le monde. Tou-tes les employé-es ont déjà été absent-es ou sont arrivé-es en retard à cause d’un problème de garde d’enfant. »
Et ce n’est pas que son bureau. Anna Quindlen du New York Times écrivait, « Et si un syndicat de mères travailleuses faisait grève un jour ? Toutes ensemble, au même moment, nous nous lèverions pour dire ‘Mon enfant est malade, ma babysitter aussi’, et elles quitteraient le lieu de travail. Regardez autour de vous. Pensez à toutes les personnes qui manqueraient. »
La garde d’enfants n’est qu’un exemple qui affecte des dizaines de millions de travailleur-ses. C’est pareil pour d’autres problèmes « personnels », comme l’exposition à des produits chimiques, des blessures, le stress. C’est dans l’intérêt du patron de présenter ces problèmes comme personnels, pour nier sa responsabilité.
Pose des questions, et écoute les réponses
Tu as un problème. Par où commencer ? Face à une injustice, certaines personnes vont se mettre en colère et se lancer dans une croisade contre le patron. C’est dangereux. La direction tient à maintenir son autorité sur un lieu de travail, et quand on commence à poser des questions, on devient un élément menaçant. Dans la plupart des lieux de travail, dès qu’on commence à questionner l’autorité, on devient un élément perturbateur pour la direction. Si tu n’as jamais fait de vagues, tu pourrais être choqué-e, blessé-e, et furieux-se de voir à quel point une direction peut se retourner rapidement contre toi. Raison de plus pour ne pas agir seul-e, et d’être discret-ète quand tu commences à parler aux autres. Parle à tes collègues, et demande-leur ce qu’ils pensent de ce qui se passe au travail. Que pensent-ils des problèmes qui t’inquiètent. Écoute leurs réponses. Récolte leurs opinions et perspectives. La plupart des gens pensent que les organisateur-ices sont des agitateur-ses et des fauteur-ses de trouble (et parfois, il faut jouer ce rôle) mais un-e bon-ne organisateur-ice est avant tout une personne qui pose les bonnes questions et qui écoute activement les autres. Quand il/elle écoute bien, un-e bon-ne organisateur-ice peut exprimer non seulement ses propres opinions, mais aussi les opinions et sentiments des personnes de son groupe.
Presque toujours, il y aura des personnes plus engagées que d’autres et certaines d’entre elles voudront agir. Ces personnes vont former le coeur de ton organisation naissante. Tu pourrais inviter ces personnes à prendre un café, ou déjeuner avec toi — les présenter et leur demander ce qu’ils aimeraient faire face à la situation. S’ils sont prêt-es à agir, et pas seulement se plaindre, alors vous êtes presque prêt-es à vous organiser.
Cartographier ton lieu de travailleur-se
Pour accumuler des forces, ou commencer à accumuler des forces, il faut être informé-e. Tu dois récolter toutes les informations possibles sur ton lieu de travail et la direction. Ce sera un processus d’éducation de long-terme. Commence par ton département. Rappelle-toi que toute information récoltée peut être utilisée contre ton employeur — mais aussi contre toi, donc prends garde à ce que ça ne tombe pas entre de mauvaises mains.
Le/la délégué-e, ou le/la militant-e syndical-e ne peuvent pas se permettre d’ignorer les structures informelles existant sur la plupart des lieux de travail. Résiste à la tentation de compliquer la situation en tentant de créer des structures artificielles ou créer des comités ou groupes sans partir des structures en place. Cartographie ton lieu de travail afin de communiquer avec tes collègues et augmenter l’influence du syndicat.
Les directions comprennent bien l’importance de ces structures informelles, des meneur-ses naturel-les, et des maillons faibles. D’ailleurs, une grande tendance dans les formations des managers sont les techniques pour changer la culture d’un lieu de travail. UPS, par exemple, a développé des techniques de manipulations émotionnelles. Le guide de formation des managers d’UPS a pour titre « Cartographier les Sphères d’Influence », et enseigne des techniques pour comprendre les structures informelles internes, isoler les meneur-ses naturel- les, exploiter les maillons faibles, et casser des groupes s’ils dérangent la direction.
La plupart des entreprises n’ont pas développé des techniques aussi orwelliennes qu’UPS, mais beaucoup d’entre elles utilisent les mêmes méthodes. Les travailleur-ses plus franc-hes, les agitateur-ices, ou les organisateur-ices de ton travail ont-ils été muté-es, promu-es, ou sanctionné-es ? Les équipes sont-elles régulièrement fragmentées, et réarrangées ? La géographie du lieu de travail a-t-elle changé, compliquant les communications entre travailleur-ses ?
Pouvez-vous vous déplacer facilement au travail ? Qui peut le faire ? Qui ne peut pas le faire ? Certaines personnes sont-elles harcelées ou sanctionnées publiquement par la direction ? Comment cela affecte-t-il les travailleur-ses ? Avez-vous l’impression d’être sous surveillance ? Tu as compris l’idée. Toutes ces techniques peuvent être utilisées pour diviser les travailleur-ses et empêcher la communication sur le lieu de travail.
Comment cartographier votre lieu de travail
Si tu travailles sur un grand lieu de travail, tu peux commencer par cartographier ton département, ton équipe, puis travailler avec d’autres délégué-es et militant-es pour cartographier la structure globale.
Tu peux commencer en dessinant un croquis de ton département, et y dessiner les différents espaces de travail, les bureaux, les machines, les couloirs. Place les travailleur-ses dans cette carte, avec leurs noms. Si tu peux, précise le sens de la production avec des flèches ou des
lignes. Indique où la direction se situe sur cette carte, et leurs déplacements sur la carte. Indique les lieux où les travailleur-ses se rassemblent (salles de pause, cafétérias, toilettes).
Identifie et indique les structures informelles.
Les groupes informels sont des groupes de travailleur-ses qui travaillent ensemble, tous les jours. Ils peuvent se parler tous les jours en travaillant, passer leurs pauses ensemble, manger ensemble, et traîner.
Indique les personnes influentes ou les meneur-ses des groupes informels. Y a-t-il dans chaque groupe une personne particulièrement respectée, et influente ? Parfois c’est un-e délégué-e ou militant-e syndical-e, mais souvent, ce n’est pas le cas.
Les discussions de ce groupe influencent-t-elles le lieu de travail plus largement ? Si oui, sur quels thèmes ? Y a-t-il des codes informels dans ce groupe, déterminant leur relation à la direction ou leur gestion des problèmes sur le lieu de travail. Y a-t-il des règles de production, suivies et mises en oeuvres par ces travailleur-ses ?
Si tu observes des personnes isolées, indique-les. Identifie aussi les maillons faibles, les travailleur-ses proches de la direction, peut-être une personne à temps partiel, ou une nouvelle recrue — ou quelqu’un-e de particulièrement timide.
Tu peux commencer par prendre des notes sur chaque travailleur-se, et noter différents éléments : quand la personne a commencé, les problèmes spécifiques qu’elle a soulevés, si elles se sont impliquées dans le syndicat, etc.
Votre carte vous montre comment le lieu de travail permet de diviser les travailleur-ses — c’est pourquoi elle est utile. Mais ta carte va surtout te permettre de construire de l’unité sur ton lieu de travail.
Utiliser ta carte
Imaginons que tu as un message important à faire passer, mais tu n’as ni le temps ni la possibilité de parler à tou-tes tes collègues. Si tu peux parler aux meneur-ses naturel-les, et les rallier, tu peux être sûr-e que tout le monde recevra le message. Quand les meneur-ses sont identifié-es, et acceptent de travailler avec toi, tu peux développer un réseau incluant les délégué-es et ces délégué-es de fait, qui ont une influence et un pouvoir considérables.
Les groupes informels ont aussi l’avantage de créer des liens de loyauté entre les membres. Ce sera utile pour réfléchir à des stratégies ensemble, et tirer profit du réflexe naturel des gens de défendre les personnes dont elles sont proches.
Il est parfois nécessaire de négocier entre les groupes de travail qui, tout en connaissant des problèmes communs, ont aussi des préoccupations qui ne concernent que leurs propres membres. Par exemple, dans un atelier, deux groupes de travail informels existaient dans le département. L’un était composé d’opérateurs de machines qui moulaient sous pression des boîtiers de transmission, et l’autre d’inspecteurs. La direction ne permettait pas aux inspecteurs de parler aux opérateurs de machines.
À un moment donné, la direction a augmenté les quotas de production des opérateurs de machines, ce qui a amené les inspecteurs à marquer de nombreuses pièces comme étant des rebuts, car ils avaient également du mal à suivre la production. Les deux groupes de travail subissaient des pressions dues à l’accélération de la production et avaient tendance à se rejeter mutuellement la faute.
Les représentants des deux groupes de travail ont fini par trouver un arrangement pour faire face à l’accélération de la production. Il a été convenu que les inspecteurs marqueraient comme rebut tout boîtier de transmission présentant le moindre petit défaut, ce qui ferait s’accumuler la pile de rebuts. La direction devait alors venir et arrêter les machines afin de trouver la cause du problème.
Bientôt, chaque machine connaissait quelques heures d’arrêt par jour. Après une semaine durant laquelle cette situation perdurait, la direction a réduit le quota de production.
En plus de travailler avec les organisateurs de groupe, il est important d’attirer également les solitaires. Il est plus que probable que leur apathie, leur isolement ou leurs idées antisyndicales proviennent de sentiments personnels d’impuissance et de peur. Si une action collective peut être menée à bien et qu’un sentiment de sécurité est établi grâce à l’action du groupe, la peur et le sentiment d’impuissance peuvent être réduits.
Si vous avez une personne particulièrement coriace dans votre atelier qui menace sérieusement l’unité, ne craignez pas d’utiliser les pressions sociales que les groupes de travail peuvent exercer pour faire rentrer cette personne dans le rang. Cela s’applique également au personnel d’encadrement, en particulier au superviseur qui aime penser qu’il est l’ami de tous.
La balance du pouvoir
L’objectif de ce type d’organisation du lieu de travail est de faire pencher la balance du pouvoir en faveur des travailleurs. Cela peut permettre d’obtenir des revendications ou de gagner des griefs, par exemple. Si les griefs restent des problèmes individuels ou restent entre les mains du seul délégué syndical ou des dirigeants du syndicat, l’organisation naturelle et la loyauté qui existent au sein des groupes de travail sont perdues. Il y a de fortes chances que le grief soit également perdu.
Toutefois, si les groupes de travail peuvent être utilisés pour faire preuve d’unité, la menace d’une entrave à la production peut suffire à contraindre la direction à un règlement. Par exemple, dans l’usine de coulée sous pression, un opérateur de machine a été licencié sur la base d’accusations forgées de toutes pièces. Un représentant de ce groupe de travail a informé les personnes clés des métiers spécialisés qui avaient facilement accès à tous les travailleurs de l’usine pour leur dire que quelque chose allait se passer à l’heure du déjeuner dans la salle à manger.
À chaque pause déjeuner, une réunion a été organisée pour expliquer la situation. Il a été décidé de s’organiser pour une action symbolique. Le lendemain, des brassards noirs ont été distribués dans le parking à tous ceux qui entraient dans l’usine. Les personnes clés de chaque groupe de travail ont été informées qu’elles devaient user de leur influence pour s’assurer que tout le monde participe à l’action. Il a été suggéré que tout le monde avait un jour de congé de temps en temps, et qu’il serait vraiment dommage que tout le monde ait un jour de congé au même moment.
Après deux jours de cette action, l’opérateur de la machine a été ramené au travail. Une telle action aurait été impossible sans la reconnaissance des groupes de travail informels et de leurs représentants. La procédure de règlement des griefs a fonctionné parce que la direction a compris que le grief était devenu la préoccupation de tous les groupes et que des problèmes allaient survenir si le problème n’était pas résolu.
Quelques principes de base
Voici une liste des principes les plus importants à retenir, selon les organisateurs qui ont réussi :
- Remettre en question l’autorité. L’organisation commence lorsque les gens remettent en question l’autorité. Quelqu’un demande : « Que nous font-ils ? Pourquoi le font-ils ? Est-ce bien ? » Encouragez les gens à demander : » Qui prend les décisions, qui est obligé de vivre avec ces décisions, et pourquoi cela devrait-il être le cas ? « . Les gens ne devraient pas accepter une règle ou une réponse simplement parce qu’elle vient des autorités, que cette autorité soit le gouvernement, le patron, le syndicat – ou vous. Un organisateur efficace encourage ses collègues à penser par eux-mêmes.
- Parler en tête-à-tête. Presque tous les militants expérimentés s’accordent à dire que « la chose la plus importante dans l’organisation est la discussion personnelle en tête-à-tête ». Les tracts sont nécessaires, les réunions sont importantes, les rassemblements sont merveilleux, mais aucun d’entre eux ne remplacera jamais une discussion en tête-à-tête. Souvent, lorsque vous avez simplement écouté un collègue et entendu ce qu’il avait en tête, vous l’avez conquis parce que vous êtes le seul à l’écouter. Lorsque vous parlez à Linda au bureau voisin et que vous surmontez ses craintes, répondez à ses questions, lui remonter le moral, l’invitez à la réunion ou l’emmenez au rassemblement, c’est cela l’organisation.
- Trouvez les organisateurs ou les instigateurs naturels. Chaque lieu de travail a ses groupes sociaux de collègues et d’amis. Chaque groupe a ses faiseurs d’opinion, ses organisateurs naturels, ses instigateurs. Ce ne sont pas toujours les plus bruyants ou les plus bavards, mais ce sont ceux que les autres écoutent et qu’ils choisiront pour les représenter. Vous aurez fait un grand pas en avant si vous gagnez la confiance de ces organisateurs naturels.
- Faites participer les gens à des activités. La vie n’est pas une salle d’école et les gens n’apprennent pas simplement en allant à des réunions ou en lisant des tracts. La plupart des gens apprennent, changent et grandissent dans le processus d’action. Prendriez-vous ce dépliant ? Allez-vous le transmettre à un ami ? Allez-vous poster cette carte postale ? Signerez-vous cette pétition ? Si vous voulez développer de nouveaux organisateurs, vous devez leur donner quelque chose qu’ils peuvent faire, aussi petit que soit le premier pas.
- Faites-en une activité collective. Cependant, il ne s’agit pas seulement d’impliquer des individus, mais de les réunir au sein d’un groupe solidaire. Nous voulons créer un groupe qui se considère comme un tout : Nous sommes l’Union. Nous sommes le Mouvement. Viendrez-vous à la réunion ? Pouvons-nous faire en sorte que tout le département rende visite au patron ensemble ? Pouvons-nous compter sur vous tous pour le piquet de grève ?
- Les activités doivent s’intensifier avec le temps. Demandez aux gens de s’impliquer dans des activités dont l’engagement et la difficulté augmentent. Êtes-vous prêt à porter une pancarte disant « Votez non » ? Allez-vous voter contre le contrat ? Allez-vous voter pour une grève ? Êtes- vous prêt à franchir un piquet de grève ? Êtes-vous prêt à vous faire arrêter ? Dans certaines campagnes syndicales, des centaines de personnes étaient prêtes à aller en prison pour une cause à laquelle elles croyaient. Pour beaucoup d’entre elles, tout a commencé par cette première question : » Acceptez-vous de prendre ce tract ?
- Affronter la direction. L’organisation consiste à modifier les rapports de force, l’équilibre des forces entre la direction et les travailleurs. La confrontation avec l’employeur doit être intégrée dans les activités d’escalade. La première confrontation peut être quelque chose d’aussi simple que de porter un macaron « Votez non ». Si les gens ne sont pas prêts à prendre le risque de contrarier le patron, ils ne gagneront pas.
- Remportez de petites victoires. La plupart des mouvements, qu’il s’agisse d’un petit groupe sur un lieu de travail ou de protestations sociales massives qui changent la société (comme les mouvements des droits civiques ou des femmes), se développent sur la base de petites victoires. Ces victoires nous donnent confiance dans le fait que nous pouvons faire plus. Elles nous valent de nouveaux supporters qui voient maintenant que « vous pouvez vous battre contre la mairie ». Avec chaque victoire, le groupe devient plus confiant et, par conséquent, plus apte à remporter des victoires plus importantes.
- L’organisation, c’est tout. L’organisation n’a pas besoin d’être excessivement formelle ou structurellement lourde, mais elle doit être présente. Un arbre téléphonique et une liste de diffusion peuvent constituer toute l’organisation dont vous avez besoin, mais si ces choses sont ce dont vous avez besoin, alors vous devez les avoir. Les vingt dernières années ont fourni de nombreux exemples de mouvements de réforme qui se sont battus avec acharnement – puis sont morts parce qu’ils ne sont pas restés organisés. Comme le dit un organisateur syndical, Bill Slater, « Seuls les organisés survivent ».
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles. Original ici.
Cet article fait partie d’une série : Les bases de l’organisation.