Note de la traduction : « l’instant présent » peut aussi être traduit par « l’urgence du moment présent »
Marianne Garneau soutient que l’organisation n’est pas plus facile dans des conditions historiques « mûres ».
Chaque fois que quelqu’un·e commence à vous parler avec enthousiasme du « moment présent » ou de la « maturité des conditions », tenez votre portefeuille (expression anglophone).
La presse de gauche est exubérante à propos d’un regain d’activité des travailleur·euses lié à la pandémie de COVID-19. « Le coronavirus apporte une vague de grèves en Amérique », affirme VICE News, qui estime qu’elle « fera boule de neige et deviendra quelque chose de plus, que les États-Unis n’ont pas vu depuis 75 ans ». Joann Muller, d’Axios, rapporte que « la pandémie de coronavirus a eu un impact important sur les travailleur·euses, qui se regroupent de plus en plus », ce qu’elle décrit comme « un nouveau mouvement ouvrier » qui inverse « des années de déclin des effectifs syndicaux ». Mike Elk, du Payday Report, commente que « de nombreux observateur·trices du monde du travail pensent que le mouvement ouvrier s’est retrouvé de manière inattendue dans les premiers stades d’une vague de grève générale de masse à l’époque du COVID-19. »
S’il est clair que certain·es travailleur·euses agissent, à juste titre, et que certain·es gagnent même, il est très difficile de dire, depuis les coulisses, si cela représente une hausse significative.
Mais ce n’est pas de cela que je veux parler. Je veux faire valoir que l’organisation n’est pas fondamentalement différente, et n’est certainement pas plus facile, dans les moments historiques dits « mûrs ».
Le monde est un « atelier chaud ».
Au sein de l’IWW, nous parlons d’ « ateliers chauds » ou « lieux de travail chauds » : des lieux de travail où les travailleur·euses sont très agité·es par les conditions et prêt·es à se battre. Ces situations volatiles semblent parfaites pour l’organisation, mais en réalité, elles sont pires que d’y aller à « froid ».
La volatilité de la situation se transforme rarement en création de comités, en discipline ou même en action. Il est surprenant de constater que les personnes qui jurent qu’elles se fichent d’être licenciées demain sont en fait assez réticentes à confronter le patron avec une simple demande (« March on the boss »). En général, si vous revenez sur un lieu de travail chaud un mois plus tard, la moitié de ces travailleur·euses apparemment très enthousiastes ont démissionné, et l’autre moitié a été licenciée.
Cela dit, si vous parvenez à convaincre ces travailleur·euses de suivre un plan et de mener une action collective, ils/elles gagnent le plus souvent. J’ai vu beaucoup de victoires rapides avec ce qui était en réalité des groupes de travailleur·euses peu organisés. L’action directe fait vraiment peur aux employeurs et aux propriétaires, surtout lorsqu’elle vient d’un groupe de travailleur·euses qui n’ont pas l’habitude d’agir.
Le problème, c’est ce qui se passe ensuite : généralement, le « comité » s’effondre à cause de querelles intestines, les travailleur·euses sont acheté·es par le patron ou intimidé·es par des représailles, les gens continuent à démissionner ou à être licencié·es parce qu’il y a toujours des problèmes majeurs sur le lieu de travail et qu’il n’y a pas de véritable plan pour poursuivre le combat et faire changer les choses.
Le monde entier est un « atelier chaud » en ce moment, ce qui signifie que les travailleur·euses et les locataires sont particulièrement prêt·es à passer à l’action. Et tant que cela implique une tactique suffisamment perturbatrice et une participation suffisante des travailleur·euses, ils et elles pourraient bien l’emporter.
Mais ce qui importe encore plus, c’est ce qui se passe le jour suivant. Vous devez faire un débriefing avec les travailleur·euses, faire le point avec elleux maintenant que l’adrénaline est retombée, revendiquer la victoire, parler des prochaines étapes. Et surtout, préparez-vous à des représailles. Je n’ai jamais rencontré un patron, qui ait cédé à une demande des travailleur·euses, et qui n’a pas immédiatement commencé à organiser une contre-offensive. S’ils sont intelligents, ils soudoient et promeuvent les leaders, isolent et licencient les fauteurs de troubles, et rétablissent de « bonnes relations » avec les autres.
Dans l’ensemble, l’organisation consiste à renforcer notre pouvoir pour qu’il soit supérieur à celui du patron. Il s’agit d’être capable d’agir encore et encore, d’être capable de monter en puissance et de persévérer malgré les représailles et, oui, les pertes.
La seule façon pour les travailleur·euses de modifier l’équilibre du pouvoir au travail à long terme est de construire régulièrement et solidement des relations stables de confiance entre collègues, et des processus de décision fiables et démocratiques. Les hot shops [« ateliers chauds »] n’ont rien de tout cela.
Il n’y a pas d’exception
Si vous fréquentez des gens qui se disent organisateur·trices, vous entendrez deux choses : qu’il n’y a pas de raccourcis, et voici un raccourci.
Le « moment présent » n’est pas une raison pour jeter par la fenêtre nos leçons durement acquises sur la construction du pouvoir. Les approches exceptionnelles en matière de syndicalisation, fondées sur la notion que les réalités habituelles ont été suspendues, sont irresponsables et mauvaises.
Les travailleur·euses doivent absolument s’organiser pendant la crise du coronavirus, afin de traiter les questions urgentes auxquelles ils et elles sont confronté·es quotidiennement. Ils et elles doivent se parler, en toute sécurité, en tête-à-tête, soit en personne s’ils et elles travaillent déjà ensemble, soit par téléphone. Iels devraient dresser la liste du plus grand nombre possible de collègues et la parcourir, en parlant des problèmes et de la nécessité de se soutenir mutuellement pour affronter la direction. Ensuite, iels doivent voter démocratiquement sur les revendications, les actions et l’acceptation des contre-offres de l’employeur.
Un·e bon·ne organisateur·trice n’aborde pas une crise avec un enthousiasme débordant, mais avec une mesure supplémentaire de prudence. Les travailleur·euses qui passent à l’action sans avoir construit une véritable force en nombre montrent tout aussi souvent leur faiblesse. Et ces temps extraordinaires s’accompagnent également d’un démantèlement syndical extraordinaire.
Jusqu’à présent, les résultats des actions de travail liées au coronavirus semblent suivre les mêmes tendances qu’en temps ordinaire : la participation aux actions de travail dépend d’une demande personnalisée, une plus grande participation donne de meilleurs résultats, la perturbation du travail est plus efficace que la « guerre aérienne » médiatique, et la capacité d’escalade est essentielle. La chose à saisir dans le moment présent est la même que d’habitude : le pouvoir des travailleur·euses, pas les grands discours.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Organizing Work