Partie 1 : Ne briguez pas la direction syndicale

Ce texte constitue la première partie de l’article « “Don’t run for executive board”: How to Take Over Your Union from the Bottom Up » publié sur le blog Firewithfire. La seconde partie que nous avons intitulée « Comment prendre le contrôle de votre syndicat à partir de la base ? » est disponible ici. Traduit en francais par le Réseau Solidaire des Travailleur·ses.

De nombreux·ses travailleur·ses se demandent aujourd’hui : « Si les syndicats sont une bonne chose en général, pourquoi mon syndicat est-il si décevant? » Les réunions de membres sont interminables et ennuyeuses, les abus et conditions déplorables au travail sont omniprésents, les salaires continuent de baisser face à l’inflation, les primes d’assurance santé ne cessent d’augmenter et, pire encore, aucune des initiatives ou campagnes du syndicat ne semble apporter une véritable aide.

Pour de nombreux·ses travailleur·ses insatisfait·es de leur syndicat, la prise de contrôle des instances dirigeantes semble être la solution logique pour améliorer les choses. Ils et elles pensent que le syndicat, en soi, est une bonne chose et qu’il suffit de remplacer les mauvais·es dirigeant·es par de meilleur·es. Bien que cette façon de penser soit courante parmi les militant·es, elle ignore une critique plus profonde et structurelle des raisons pour lesquelles les syndicats actuels sont si insatisfaisants. Le plus souvent, ces tentatives pour accéder à la tête des syndicats finissent par perpétuer les structures mêmes qui sont à l’origine de cette insatisfaction.

Les syndicats possèdent différentes structures et dimensions qu’il est utile d’analyser et d’évaluer séparément. L’intérêt du syndicat réside dans le fait que les travailleur·ses se rassemblent pour lutter en faveur d’une vie meilleure. À la base, le syndicat est démocratique parce que les travailleur·ses sont considéré·es comme ayant tous·tes les mêmes droits et la même voix. Le syndicat est militant parce qu’il repose sur l’action collective des travailleur·ses. Il est radical, car le fait que les travailleur·ses décident et agissent ensemble dans leur propre intérêt les oppose aux structures économiques dominantes de la société, où ils et elles ne sont souvent perçu·es que comme une ressource exploitée par les investisseurs pour générer des profits.

Mais, comme toute bonne chose, un syndicat peut être déformé, récupéré et détourné à d’autres fins. Dans la société capitaliste, la plupart des syndicats perdent leur radicalité en raison des immenses pressions visant à les soumettre aux objectifs du capitalisme. Le syndicat finit par jouer un rôle de médiateur entre le travail et le capital, offrant aux travailleur·ses un peu plus, mais jamais au point de compromettre le contrôle et les profits capitalistes.

En jouant le rôle de médiateur entre le travail et le capital, le syndicat perd facilement son caractère militant, l’action des travailleur·ses étant réglementée et largement remplacée par une gestion bureaucratique des négocations collectives. Pris dans ces manœuvres bureaucratiques, le syndicat perd tout aussi facilement son esprit démocratique, se stratifiant sous une accumulation de juristes, de permanent·es et de responsables syndicaux.

Tous ces problèmes structurels sont liés à l’existence d’instances dirigeantes[1] qui monopolisent l’information et les décisions au sein du syndicat. Plutôt que d’être organisation où les travailleur·ses se rassemblent pour discuter des problèmes et prendre des mesures collectives, sous le contrôle de ces instances dirigeantes les membres du syndicat deviennent au mieux des suiveur·ses passif·ves des ordres venant d’en haut, et au pire complètement détaché·es et cyniques. Si l’esprit même du syndicalisme repose sur le fait de donner aux travailleur·ses une voix et un pouvoir d’agir sur leurs conditions, de telles structures verticales sont totalement contraires à ce que représente le syndicat.

L’idée selon laquelle le moyen de rendre un syndicat plus démocratique est de s’emparer du pouvoir exécutif vertical, est un non-sens. La fonction explicite et incontestée des instances dirigeantes est de confier l’autorité décisionnelle du syndicat dans son ensemble à une petite clique. Je ne dis pas que prendre le contrôle des instances dirigeantes ne permet pas de réaliser certaines réformes, mais l’ampleur et la durabilité de ces réformes seront limitées en raison de la stratégie en elle-même contradictoire qui consiste à rendre le syndicat plus démocratique en utilisant ses structures les plus antidémocratiques.

L’alternative au changement imposé par le haut est le changement initié par la base. Quel type de changement venant de la base est envisageable dans les syndicats d’aujourd’hui ? Cette question a été si longtemps absente des discussions ouvertes au sein du mouvement syndical que la plupart des militant·es ne l’ont même pas envisagée. Mais si nous retirons ces œillères, une multitude de possibilités s’ouvre immédiatement à nous.

Ailleurs sur ce blog, j’ai critiqué certain·es écrivain·nes de gauche influent·es qui soutiennent la prise de contrôle des organes dirigeants des syndicats, tout en explorant l’histoire de certains syndicats plus engagés dans des politiques de bas en haut. Dans cet article, je théorise une critique des instances dirigeantes sur le plan structurel, j’examine les structures démocratiques alternatives qui peuvent être utilisées pour transformer les syndicats, et j’illustre brièvement ces alternatives avec des exemples tirés de mon propre travail d’organisation.

Organisations verticales versus organisations horizontales

Les organisations verticales[2] sont celles où une personne ou un petit groupe prend des décisions pour l’ensemble du collectif. Les organisations horizontales sont celles où le groupe dans son ensemble élabore, discute et vote les décisions pour le groupe dans son ensemble.

Les structures verticales sont moralement condamnables car elles nient la capacité d’autodétermination de la majorité des personnes. Elles ne sont efficaces que si les priorités d’un petit groupe sont privilégiées. De telles structures corrompent et affaiblissent tout groupe où les idées, sentiments, besoins et le bien-être de chaque individu·e sont valorisés. Elles sapent également les idéaux collectifs de démocratie participative, de responsabilisation collective, de solidarité et d’entraide.

Les structures verticales sont politiquement contestables car elles cherchent à exploiter la force d’un grand nombre de personnes en les rendant subordonné·es et obéissant·es. Cela affaiblit non seulement l’autonomie morale collective, mais aussi le pouvoir politique qui réside dans la connaissance, l’intelligence et les compétences des groupes. De plus, ces structures sapent la motivation des collectifs lorsque la majorité se sent utilisée et doit accomplir des tâches avec lesquelles elle n’est pas d’accord. Bien que les coûts de coordination pour faire travailler ensemble des personnes afin de maximiser la contribution de chacun·e puissent être plus élevés dans les organisations horizontales, le pouvoir supplémentaire généré par les groupes horizontaux dépasse largement ces coûts.

Les instances dirigeantes sont des structures verticales

Le prototype de l’organisation verticale dans notre société est l’entreprise, où les actionnaires donnent la priorité aux profits, où les patrons cherchent à faire des profits et où les travailleur·ses sont censé·es faire ce qu’on leur dit pour minimiser les coûts et maximiser les profits pour les investisseurs. Mais, de manière générale, les structures verticales sont tout aussi contestables entre les mains des dirigeant·es syndicaux irresponsables que dans celles de PDG tout aussi peu responsables.

Dans le discours dominant, les syndicats existent pour donner aux travailleur·ses une voix sur le lieu de travail et un siège à la table des négociations. Les critiques que je formule à l’encontre des syndicats traditionnels dirigés par des instances exécutives ne s’appliquent pas uniquement aux syndicats qui ont mauvaise réputation. Au contraire, les syndicats dans lesquels j’ai eu une expérience personnelle ont une image publique plus militante, plus active et plus progressiste. En discutant largement avec des membres de base affilé·e s à d’autres syndicats eux aussi supposés « bons », j’ai constaté les mêmes critiques. En y regardant de plus près, le manque de démocratie et les lacunes qui en résultent proviennent tous de organes dirigeants qui monopolisent le pouvoir formel au sein de leurs syndicats.

Les auteurs du livre « Fighting for Ourselves » affirment que les syndicats contemporains ont une double fonction à la fois associative et représentative. La fonction associative consiste pour les travailleur·ses à se rassembler pour atteindre un objectif commun, par exemple en cessant de travailler pour faire pression sur leur employeur afin qu’il augmente leurs salaires. La fonction associative est généralement ce qui confère aux syndicats leur potentiel de pouvoir de classe organisé.

La fonction représentative opère lorsqu’un petit groupe représente un ensemble plus large de travailleur·ses auprès de l’employeur. Parfois, des politicien·nes ou des avocat·es jouent ce rôle de représentation, mais dans les syndicats d’aujourd’hui, ce sont surtout les dirigeant·es élu·es[3], en particulier la direction syndicale, qui jouent ce rôle. Ces représentant·es des travailleur·ses parlent, décident et agissent au nom des travailleur·ses, au lieu que ces dernier·es décident et agissent pour elles et eux-mêmes. La fonction de représentation telle qu’elle est remplie dans les syndicats traditionnels est en grande partie à l’origine de la paralysie du mouvement ouvrier.

Les situations spécifiques où les travailleur·ses sont représenté·es auprès des employeurs comprennent les négociations collectives de travail, les litiges sur l’interprétation et l’application des conventions, les enquêtes disciplinaires sur les travailleur·ses, les batailles en justice et tout autre cas de conflit entre les travailleur·ses et l’employeur. La relation entre travailleur·ses et employeurs étant la principale raison d’être du syndicat, le rôle de représentant·es que les responsables syndicaux assument auprès des employeurs en vient à dominer tous les autres aspects des affaires syndicales. La grande majorité des travailleur·ses sont représentés par d’autres personnes, non seulement dans leurs relations extérieures avec les employeurs, mais aussi dans la gestion interne du syndicat.

La fonction représentative des syndicats combine des aspects descendants et ascendants. L’aspect descendant se traduit par un petit groupe de responsables syndicaux qui prennent des décisions pour l’ensemble des travailleur·ses. L’aspect ascendant se manifeste lorsque les travailleur·euses votent pour élire les responsables syndicaux. Toutefois, dans la pratique, dans la grande majorité des syndicats traditionnels d’aujourd’hui, les aspects descendants dominent les aspects ascendants. Par exemple, les membres peuvent voter une fois tous les 2, 3 ou 4 ans pour élire le ou la président·es et les instances exécutives de leur syndicat. Mais d’après mes estimations, 95 % de toutes les décisions du syndicat sont prises par ces responsables et seulement 5 % par les membres.

L’aspect vertical de la fonction représentative exercée par les directions nuit à la démocratie syndicale de trois manières. Premièrement, cela dissocie les aspects pratiques et les aspects décisionnels au sein du syndicat en les concentrant dans les mains des instances dirigeantes. Cela prive nécessairement la base syndicale de sa capacité et de sa responsabilité à réfléchir, discuter, décider et agir par elle-même. Le syndicat se divise alors en un petit groupe de responsables qui prennent des décisions pour les membres, et la masse de membres, habitués à ce que les décisions soient prises à leur place.

Cela atteint son paroxysme dans les syndicats qui adoptent un « modèle de service », où les membres jouent un rôle passif et sont conditionné·es à n’attendre que des services en échange de leurs cotisations. Mais même dans les syndicats qui utilisent ce que l’on appelle un « modèle basé sur l’organisation », ce sont les représentant·es qui prennent les décisions les plus importantes, tandis que les membres se contentent d’exécuter les ordres. J’ai fait partie d’un syndicat traditionnel qui se vantait de ses capacités d’organisation et qui avait même mené une grève, donnant ainsi l’apparence d’une organisation horizontale. Mais en réalité, le pouvoir décisionnel était clairement monopolisé par la couche supérieure des responsables syndicaux. J’ai souvent observé des responsables syndicaux aller à l’encontre de l’opinion majoritaire des membres et agir selon leur propre agenda.

La force même du syndicat repose sur le pouvoir d’un grand nombre de travailleur·ses capables de suspendre leur travail. Cependant, cette force collective est affaiblie lorsque la majorité des travailleur·ses est tenue dans l’ignorance et exclue de la grande majorité des décisions qui influencent leurs actions syndicales et leurs conditions de travail. Beaucoup de travailleur·ses intériorisent cette passivité et attendent qu’on leur dise quoi faire ; d’autres se désengagent des affaires syndicales, et certain·es deviennent cyniques. Quand l’employeur exploite les travailleur·ses et que la seule façon de défendre leurs intérêts est de déclencher une grève, la puissance collective du syndicat est gaspillée par la division interne et l’inertie.

La deuxième manière dont le rôle représentatif des responsables syndicaux nuit à la démocratie syndicale réside dans le fait que ces responsables développent des intérêts distincts de ceux de l’ensemble des membres. La séparation entre les membres qui paient leurs cotisations et les responsables qui sont rémunéré·es grâce à ces cotisations crée les conditions pour que leurs intérêts entrent en opposition. Le travail purement administratif de gestion d’un syndicat représente déjà une charge importante, et le travail supplémentaire nécessaire pour organiser les membres afin de lutter contre l’employeur est une tâche interminable. Ainsi, les responsables rémunéré·es considèrent souvent que leur rôle consiste à accomplir les tâches administratives, en ne consacrant que le peu de temps restant à l’organisation des membres.

Comme les salaires et les conditions de travail des membres dépendent du succès de l’organisation, il est dans l’intérêt des membres que les dirigeant·es travaillent davantage. Cependant, les conditions de travail des responsables rémunéré·es, désormais dans des postes de bureau au siège du syndicat, sont largement indépendantes de l’efficacité des actions contre l’employeur. Ainsi, leurs intérêts se concentrent souvent sur la réalisation de leurs tâches de manière efficace pour terminer leur journée normale de travail, de 9h à 17h, et rentrer chez elleux. Or, toute personne ayant déjà été dans un syndicat sait qu’il est impossible de mener des campagnes puissantes pour obtenir des revendications clés si les principales instances du syndicat s’arrêtent à 17h. On pourrait naturellement supposer que c’est le rôle des permanent·es salarié·es du syndicat de réaliser l’essentiel du travail d’organisation, mais les mêmes contradictions s’appliquent à elles et eux (ce que je développe plus en détail ici).

Pour résoudre cette contradiction entre les membres, qui souhaitent que les responsables travaillent davantage, et les responsables syndicaux, qui préfèrent travailler moins, ces dernier·ères sont incité·es à prendre des raccourcis et à faire des compromis avec les employeurs pour pouvoir rentrer chez elleux à l’heure du dîner. Il est bien plus facile et efficace pour les bureaucrates de maintenir des relations plus fluides avec les employeurs, ce qui permet des compromis rapides lorsque des problèmes surgissent. À court terme, ces compromis peuvent sembler acceptables aux membres, mais à long terme, ils s’accumulent et aggravent progressivement les conditions de travail et les salaires. Une petite clique qui perçoit son rôle comme celui de négocier des compromis avec les employeurs sabote totalement l’objectif supposé d’un syndicat : permettre aux travailleur·ses de s’unir pour lutter collectivement en faveur de meilleurs salaires et conditions de travail.

Les pressions exercées sur les membres non-rémunéré·es au sein des instances exécutives sont similaires à bien des égards, mais aussi différentes sous certains aspects. En acceptant un poste non rémunéré au sein de l’instance exécutive, ces dernier·ères assument essentiellement une charge de travail administrative supplémentaire sous forme de réunions et de participation à davantage de comités. L’incitation à l’efficacité, aux raccourcis et aux compromis est encore plus marquée pour ces responsables non rémunéré·es, qui doivent supporter cette charge de travail en plus de leur emploi principal.

La vice-présidente non rémunérée d’un syndicat de taille moyenne m’a un jour confié qu’après avoir remporté l’élection, elle se « sentait coupée » des membres. Elle devait passer toutes ses soirées dans des réunions avec les responsables syndicaux et avait très peu de temps pour s’investir dans le travail de terrain et la construction de relations avec les membres. Elle, ainsi que le reste de l’instance exécutive, contactait rarement les membres pour recueillir leur avis sur les questions de gouvernance syndicale et prenait la plupart de ses décisions en fonction de l’urgence. En réalité, cette vice-présidente est passée de membre du syndicat, agissant aux côtés des autres membres, à membre de l’instance exécutive, agissant dans l’intérêt de celle-ci.

Les réunions des membres des syndicats sont souvent le lieu où ces contradictions sont les plus visibles et les plus frustrantes. Dans un syndicat auquel j’ai appartenu, toute la réunion mensuelle des membres était consacrée aux rapports des représentant·es du comité exécutif sur les fonctions officielles qu’ils et elles exerçaient et les comités auxquels ils et elles participaient. Il était évident que les responsables voulaient simplement présenter leurs rapports le plus rapidement possible et en finir avec la réunion. Ils et elles savaient que les réunions du comité exécutif étaient le lieu où se déroulait la véritable activité du syndicat, alors pourquoi perdre plus de temps qu’il n’en fallait lors des réunions des membres ?

Être un·e membre de base lors de telles réunions est extrêmement aliénant, car il n’y a pas de moyen clair pour les membres d’engager des discussions, de proposer des idées ou de partager leurs griefs et suggestions. Pour que ces réunions soient réellement inclusives et démocratiques cela aurait demandé beaucoup plus de travail de la part des responsables syndicaux qui les organisaient. Il faut un travail supplémentaire pour montrer aux membres comment s’engager dans ces espaces, comment présenter des propositions, comment lire les budgets et y réfléchir de manière critique, comment construire une culture de solidarité et de respect qui favorise les délibérations démocratiques, etc. Dans tous les syndicats traditionnels que j’ai vus de mes propres yeux, les dirigeant·es ont choisi l’efficacité bureaucratique au détriment de la démocratie et de l’inclusion des membres. Les intérêts des instances exécutives sont placés au-dessus de ceux des membres.

La troisième façon dont les instances dirigeantes nuisent à la démocratie syndicale réside dans les effets corrupteurs de la concentration de pouvoir. Non seulement des personnes motivé·es par des intérêts personnels cherchent à obtenir des positions de pouvoir une fois qu’elles ont été créées, mais celles qui accèdent à ces postes sont incitées à utiliser leur pouvoir pour s’y maintenir. Bien qu’un poste rémunéré dans un syndicat ne soit pas toujours un emploi « confortable » (même si cela peut l’être dans certains cas), il est généralement préférable à l’emploi des travailleur·ses qui sont représenté·es. Les luttes de pouvoir pour ces positions convoitées opposent des factions de travailleur·ses entre elleux, créant un terrain propice aux comportements égoïstes et corrompus.

Dans un syndicat auquel j’ai appartenu, la présidence était souvent utilisée comme tremplin par celles et ceux qui aspiraient à devenir politicien·nes ou à obtenir des postes rémunérés plus élevés dans le mouvement syndical. Il n’était pas difficile de voir comment ces président·es prenaient fréquemment des décisions en fonction de leur propre avancement professionnel plutôt que dans l’intérêt des membres. J’ai également été témoin de situations où la direction supérieure du syndicat utilisait son autorité pour faire taire les responsables dissident·es de rang inférieur, licencier des employé·es ayant des approches plus orientées vers l’organisation de base, voire collaborer en coulisses avec l’employeur pour intimider des responsables syndicaux rivaux. Ce syndicat ne se présentait pas publiquement comme réactionnaire, mais se donnait avec succès une image publique progressistes dans le mouvement syndical, avec des dirigeant·es interviewé·es par Jacobin Magazine et intervenant lors de panels de Labor Notes. L’apparence et la réalité de tels syndicats sont profondément contradictoires. Ces contradictions sont liées par les instances dirigeantes qui affichent une façade de démocratie et de radicalité tout en monopolisant le pouvoir à leur profit.

En conclusion, ce n’est pas pour rien que l’on parle de Comité Exécutif. Non seulement les syndicats empruntent au monde de l’entreprise pour désigner leurs structures dirigeantes, mais les postes des dirigeant·es syndicaux eux-mêmes reflètent clairement des structures verticales. Le fait que ces instances dirigeantes soient largement acceptées, et même valorisées par la gauche, ne devrait pas masquer leur véritable nature : elles sont conçues pour retirer aux membres la propriété et le contrôle de leur syndicat.

Un argument souvent avancé contre ces critiques est qu’un syndicat doté d’une instance exécutive agissant dans l’intérêt de ses membres constitue un moyen efficace et performant de gérer un syndicat. Cependant, les critiques exprimées ici ne visent pas à affirmer que tou·tes les responsables syndicaux deviennent nécessairement corrompu·es ou qu’iels agissent contre les intérêts de leurs membre. L’idée est plutôt que la structure des syndicats traditionnels est intrinsèquement conçue de cette manière, exerçant des pressions concrètes sur quiconque occupe ces postes. Certain·es responsables syndicaux mènent un combat honorable contre ces pressions, mais tout le système est conçu pour aller à leur encontre. Pourquoi chercher à prendre le contrôle d’un système défaillant, plutôt que de réparer ce qui est à la source du problème dès le départ ?

Fonder les espoirs de notre mouvement sur la recherche de quelques dirigeant·es fort·es et bienveillant·es relève d’une ignorance naïve mais désastreuse. Si le mouvement syndical traditionnel stagne dans son ensemble, malgré l’apparition occasionnelle de dirigeant·es charismatiques qui semblent rompre avec la tendance, c’est parce que ses structures mêmes posent problème. Tant que ces structures ne seront pas transformées, nos syndicats resteront faibles.

Plutôt que de se demander « Et si nous trouvions de meilleurs dirigeant·es à qui confier notre pouvoir de décision ? », posons-nous plutôt cette question : « Et si nous trouvions des moyens de démocratiser les structures de nos syndicats pour donner du pouvoir à tou·tes les membres ? »

Les structures horizontales

De nombreux·ses militant·es de gauche redoutent les organisations horizontales parce qu’ils et elles les associent à tort à l’absence de structure Bien que l’absence de structure puisse sembler, en surface, être une forme non hiérarchique d’organisation sociale (une confusion partagée aussi bien par les autoritaires que par les anti-autoritaires), en réalité, la structure organisationnelle et la hiérarchie organisationnelle sont deux variables indépendantes. Les organisations très structurées peuvent être descendantes ou ascendantes, et les organisations très hiérarchisées peuvent être très structurées ou dépourvues de structure.

J’ai déjà expliqué plus haut pourquoi je suis opposé·e aux organisations structurées verticalement du haut vers le bas, comme les entreprises ou les syndicats autoritaires. Les organisations horizontales sans structure peuvent être efficaces pour atteindre certains objectifs, par exemple lorsque des individu·es doivent être libres de prendre des décisions sans tenir compte des autres membres d’un groupe. Cependant, pour que des organisations horizontales soient efficaces lorsqu’il s’agit de prendre des mesures collectives et coordonnées pour résoudre des questions complexes de stratégie et de tactique visant à défendre des intérêts communs, la structure est essentielle. Seule une organisation structurée peut faciliter une véritable démocratie, en facilitant la diffusion de l’information, son traitement lors de discussions de groupe, l’élaboration de plans et de revendications, ainsi que le vote entre différentes options.

Alors que notre société nous offre de nombreuses expériences avec des institutions très structurées verticalement, elle nous expose très peu à des organisations très structurées horizontalement. Bien que ce ne soit pas le lieu pour une introduction détaillée sur le sujet, il y a quelques points à connaître et quelques idées fausses à dissiper.

Quand certaines personnes entendent pour la première fois ces arguments en faveur des structures organisationnelles horizontales, elles pensent que cela requière une exigence démocratique démesurément élevée et un investissement excessif de temps et d’énergie. Elles supposent que toutes les décisions syndicales doivent être prises lors de réunions hebdomadaires avec la participation de 100 % des membres. En réalité, les assemblées générales des membres sont essentielles pour délibérer et voter sur des décisions clés, mais elles n’ont pas besoin d’être très fréquentes, à condition que d’autres structures soient en place pour faire avancer les objectifs de l’organisation.

Par exemple, des commission permanentes et spécifiques sont des structures importantes de ce type. Certaines commissions recueillent des idées et élaborent des revendications qui seront soumises au vote des membres. D’autres commissions supervisent des projets spécifiques ou des domaines particuliers du travail syndical, selon un mandat défini par les membres. La différence entre des commissions chargées de rôles spécifiques et des directions qui exercent un pouvoir quasi total sur les affaires syndicales dans leur ensemble réside dans le fait que les commissions spécifiques concentrent rarement assez de pouvoir pour en abuser ou devenir un groupe distinct et permanent au sein du syndicat, dont les intérêts pourraient s’éloigner de ceux de l’ensemble des affilé·es.

Une autre caractéristique essentielle des structures horizontales est qu’elles sont directement accessibles et utiles aux membres. Pour tout type de campagne qui implique et affecte tou·tes les membres, comme une campagne portant sur une convention collective, l’organe qui prend les décisions quotidiennes et hebdomadaires concernant la campagne doit comprendre des délégué·es de chaque lieu de travail. Le comité de grève de la célèbre grève dite « Bread and Roses » des ouvrières et ouvriers du textile de 1912 à Lawrence, dans le Massachusetts, était composé de représentant·es de tous les groupes de travailleur·ses. Le dirigeant des Industrial Workers of the World, Bill Haywood, le décrivait ainsi :

« Le plus important dans cette grève, c’est qu’elle était démocratique. Les grévistes géraient leurs propres affaires. Il n’y avait pas de président·e de l’organisation qui venait faire un tour en disant « Comment ça va », ni de membres d’une direction bureaucratique. Il n’y avait personne que le patron pouvait voir sauf les grévistes. Les grévistes avaient un comité de 56 personnes, représentant 27 langues différentes. Le patron devait voir tout le comité pour traiter avec eux. Et juste derrière ce comité se trouvait un comité de substitution de 56 autres personnes, prêt·e·s au cas où le comité original serait arrêté ».

Pour prendre un autre exemple célèbre, le comité de grève élu lors de la grève décisive des Teamsters de Minneapolis en 1934 était composé de 100 travailleur·ses de base. Avant la grève, les membres de la section locale des Teamsters ont voté pour donner officiellement l’autorité sur la grève au comité de grève, contournant totalement la direction syndicale de six personnes qui était aligné sur le syndicat national et opposé aux revendications de la base. C’est un exemple parfait d’une couche de travailleur·ses de base qui prend en charge les affaires les plus importantes d’un syndicat depuis le bas, en défiant totalement les structures descendantes de la direction exécutive.

Lors d’une campagne de négociation d’un syndicat traditionnel auquel j’appartenais, l’équipe de négociation était de taille moyenne (environ 15 membres actifs·ves) et incluait des membres de la base de mon lieu de travail. Au début de la campagne, l’équipe de négociation, le permanent syndical et les responsables syndicaux ont promis toutes sortes de pratiques démocratiques pour rompre avec les pratiques souvent opaques et frustrantes des campagnes précédentes. Mais les membres de l’équipe de négociation (sur mon site et sur d’autres sites) n’ont jamais profité de leur position sur le lieu de travail pour recueillir systématiquement des informations sur les priorités essentielles et, au contraire, ont activement dissimulé des informations clés à la base au plus fort de la campagne, alors que nous étions proches d’une grève avant d’aboutir à un accord. Lorsque la campagne a commencé à s’intensifier, les pressions exercées sur les dirigeant·es pour qu’ils et elles agissent ont rapidement pris le pas sur l’engagement, feint ou sincère, envers la transparence, l’inclusion et la démocratie au sein du syndicat. En fin de compte, les structures hiérarchiques de la direction exécutive et de l’équipe de négociation ont étouffé toute possibilité de véritable changement, comme cela avait été le cas lors des campagnes précédentes où quelques personnes prenaient toutes les décisions.


[1] Bureau ou comité exécutif, bureau fédéral, bureau confédéral…

[2] Dans l’article, l’auteur parle utilise les termes « top down » et « bottom up » que l’on peut aussi traduire par « descendant » et « ascendant ». Par soucis de compréhension, nous avons fait le choix d’utiliser « vertical » et « horizontal », termes beaucoup plus courants dans les organisations militantes.

[3] Note de la traduction : ou coopé·es.