Doit-on concentrer nos efforts sur des secteurs clés à organiser syndicalement ? Eric Dirnbach propose une réflexion sur la stratégie syndicale à partir du livre « Labor Power and Strategy » de John Womack.
La question de savoir comment relancer un mouvement syndical en déclin est devenue très urgente au cours des dernières décennies. Les dernières données sur l’adhésion syndicale aux États-Unis sont déprimantes, avec seulement environ 10% de la main-d’œuvre formellement organisée, une proportion qui diminue chaque année. Dans le secteur privé, le taux de crise atteint 6%. Dans un pays où 71% approuvent les syndicats et où la moitié des travailleur·euses non syndiqué·es souhaitent se syndiquer, l’intérêt des travailleur·euses est là, mais l’environnement de recrutement est défavorable aux syndicats. Les employeurs se livrent à des actes antisyndicaux et une législation du travail inadéquate leur permet de s’en sortir sans problème. Le mouvement syndical dans son ensemble s’affaiblit et est de moins en moins capable d’exercer un pouvoir significatif.
Au milieu de ce dilemme se trouvent l’ouvrage „Labor Power and Strategy“. Edité par les syndicalistes de longue date Peter Olney et Glenn Perušek, le livre commence par un entretien avec l’historien John Womack Jr, qui a étudié les travailleur·euses et le processus de travail au Mexique ; dix organisateur·ices syndicaux·ales et universitaires répondent ensuite avec leurs propres réflexions sur la manière dont le mouvement syndical devrait s’organiser et renforcer son pouvoir.
Dans ses recherches, Womack s’est intéressé aux « postes industriellement stratégiques » qui détenaient le plus de pouvoir dans le processus de production. Cela peut alors guider l’organisation des travailleur·euses, comme cela a été le cas tout au long de l’histoire du travail, comme lors de la grève réussie des Travailleur·euses uni·es de l’automobile (UAW) de 1936 à 1937 dans les usines critiques d’emboutissage de pièces détachées de General Motors à Flint, dans le Michigan, qui a conduit à une avancée clé dans l’organisation du secteur automobile.
Womack affirme que les travailleur·euses dans un processus de production ou de distribution sont généralement impliqués dans plusieurs technologies qui s’entremêlent et qui peuvent créer des maillons faibles ou des « points d’étranglement » qui, en raison de leur centralité dans les activités génératrices de profits, peuvent être utilisés pour imposer des concessions aux patrons. Il faut souvent des recherches et des analyses industrielles pour découvrir ces connaissances (souvent le travail du département de recherche d’un syndicat), la participation des travailleur·euses à cette analyse étant essentielle.
« Les syndicats ont besoin d’une analyse de réseau pour déterminer où se situe leur puissance industrielle et technique », affirme Womack. « Il faut savoir où se trouvent les connexions industrielles et techniques cruciales, les carrefours, les intersections dans l’espace et le temps, pour voir dans quelle mesure les travailleur·euses de l’approvisionnement ou de la transformation peuvent interrompre, perturber, où et quand dans leurs luttes iels peuvent arrêter les actions capistalistes les plus expropriatrice de plus-value. »
Le développement de cette compréhension ne s’arrête jamais car, comme le souligne Womack, la manière dont le capital modifie sa technologie et ses processus, ses nouvelles « innovations », n’est pas seulement importante pour augmenter les profits, mais est également essentielle pour lutter contre les tentatives des travailleur·euses d’accéder au pouvoir. Nous devons comprendre ces processus, en particulier dans le secteur de la logistique – les chaînes d’approvisionnement mondiales de produits, de services et d’informations – qui est en constante réorganisation et revêt une importance croissante pour la stratégie des capitalistes.
Mais qu’en est-il des autres travailleur·euses ? Lorsqu’on lui a demandé, Womack reconnaît également que d’autres travailleur·euses sont en mesure de créer des perturbations, comme l’ont montré un certain nombre de grèves des travailleur·euses de l’éducation et de la restauration rapide ces dernières années. Ces travailleur·euses n’occupent peut-être pas des nœuds stratégiques clés du commerce mondial de la même manière que, par exemple, un·e travailleur·euse d’Amazon, mais iels peuvent catalyser un sentiment plus large de résurgence du travail qui peut s’étendre à d’autres types de travailleur·euses. Comme le dit Womack, une telle campagne peut avoir un impact sérieux, « si elle coordonne ces luttes dans une lutte de classe ouvrière consciente et déterminée » et « gagne du pouvoir afin de pouvoir imposer des changements pour les objectifs de la classe ouvrière ».
La réponse des organisateur·ices
Womack a tendance à se concentrer sur certains types de postes clés en logistique. De nombreuses personnes interrogées craignent que cela laisse trop d’autres secteurs de côté. L’éventail des réponses aux arguments de Womack se répartit principalement en trois thèmes principaux : qui devrions-nous considérer comme stratégiques, la nécessité de construire une solidarité plus large et comment les syndicats devraient mener leurs campagnes.
Certain·es répondant·es souhaitent une compréhension plus inclusive de ce qui est qualifié de « stratégique ». Bill Fletcher souligne que le lieu où le travail devrait concentrer ses ressources peut « émerger d’une analyse des secteurs de la société qui sont en lutte » et des « sites de lutte ». Il cite l’exemple de la grève des travailleur·euses de l’assainissement à Memphis en 1968. Elle a joué un rôle central dans la fusion des mouvements de liberté noirs et des mouvements ouvriers, et l’échec des syndicats à faire suivre cette grève d’une grande campagne dans le secteur public dans le Sud a été une occasion manquée, dit Fletcher. Une campagne comme celle-là aurait pu avoir des implications majeures sur la politique du Sud, qui a une influence démesurée en tirant la politique nationale vers la droite.
De la même manière, Jack Metzgar pense que Womack sous-estime le potentiel de tout groupe de travailleur·euses dans l’action collective, leur « pouvoir associatif ». Si les travailleur·euses « non stratégiques » veulent s’organiser, il ne faut pas les dissuader, car « aucun·e organisateur·ice n’est assez sage pour savoir quand le simple pouvoir collectif peut gagner quelque chose d’important pour les travailleur·euses, comment cela pourrait inciter à s’organiser à l’avenir pour construire un pouvoir collectif encore plus fort, et ensuite où ce pouvoir supplémentaire pourrait mener ».
Jane McAlevey souhaite que nous comprenions mieux le concept de pouvoir de Womack et comment l’exercer efficacement. « Du point de vue d’un·e organisateur·ice, la question est la suivante : les travailleur·euses sont-iels capables de créer une crise suffisamment importante pour obliger les employeurs à faire des concessions ? Elle affirme que les travailleur·euses de l’éducation et des soins de santé, majoritairement féminins, qui sont présent·es partout, sont bien placé·es pour créer ces crises grâce à des grèves efficaces, généralement gagnantes en une semaine. Ces grèves peuvent « adoucir le terrain » pour créer un espace permettant à d’autres organisations de prospérer. Elle nous rappelle que nous devrions reconsidérer l’idée genrée selon laquelle les emplois à prédominance masculine (comme la logistique et l’industrie manufacturière) sont ceux où l’on peut trouver un véritable pouvoir stratégique.
Katy Fox-Hodess s’inquiète du fait que Womack accorde trop peu d’attention à la nécessaire solidarité qui doit être construite entre les travailleur·euses stratégiques et les autres. Ses recherches sur les dockers suggèrent que le pouvoir structurel a besoin d’un plus grand pouvoir associatif pour fonctionner : « un large soutien social en faveur de ce groupe de travailleur·euses hautement (techniquement) stratégique est essentiel pour maintenir leur capacité à exercer un pouvoir stratégique technique en premier lieu. » À moins que les travailleur·euses structurel·les ne bénéficient d’un soutien beaucoup plus large pour utiliser leur pouvoir, l’État réagira par la répression. Il est donc nécessaire, mais pas suffisant, de trouver les travailleur·euses stratégiques adéquats pour agir.
Joel Ochoa est d’accord et estime que les syndicats doivent construire davantage de solidarité et d’alliances avec d’autres groupes, notamment les femmes et les travailleur·euses racisé·es dans des emplois qui peuvent être considérés comme non stratégiques. Il donne l’exemple de la Fédération du travail du comté de Los Angeles, qui s’est transformée au fil du temps en une force puissante et progressiste. Ochoa pense que l’une des principales raisons à cela est que dans les années 1970, le syndicat local International Ladies Garment Workers Union (ILGWU) a donné la priorité aux partenariats avec des groupes d’immigrant·es asiatiques et latino-américain·nes, ce qui a conduit davantage d’immigrant·es à se syndiquer, des victoires en matière de politique d’immigration et, finalement, une politique plus favorable aux travailleur·euses en Californie.
D’autres personnes interrogées ont souligné la nécessité pour les syndicats de s’organiser de manière à donner réellement du pouvoir aux travailleur·euses. Dan DiMaggio est d’accord avec Womack sur l’importance de « déterminer quel·les travailleur·euses sont stratégiquement positionné·es pour exercer le plus d’influence, et comment les organiser (et les convaincre d’utiliser leur pouvoir pour des objectifs à l’échelle de la classe plutôt que pour des objectifs de section). » Une mauvaise alternative, prévient-il, serait de chercher un levier « en dehors des travailleur·euses elleux-mêmes », ce qui créerait un « mouvement de défense de la classe moyenne dans lequel les travailleur·euses seraient des accessoires ».
Rand Wilson est du même avis, soulignant que les travailleur·euses devraient être la principale source de connaissances sur les postes stratégiques. Il déclare : « Les travailleur·euses sont presque toujours la source d’informations la mieux informée pour savoir qui est le mieux placé pour perturber le processus de production ou les services et où se situent les faiblesses de la direction. »
Carey Dall examine le secteur ferroviaire américain, fortement syndiqué, et y voit des problèmes. L’immense pouvoir potentiel y est sous-exploité en raison de la désorganisation et du manque de coopération. « Les travailleur·euses de ces syndicats ne sont pas organisé·es en interne de manière à pouvoir utiliser leur position stratégique pour opérer des changements profonds dans la société. » Les syndicats ne collaborent pas, leurs membres sont démuni·es et les responsables syndicaux·ales se montrent prudent·es. Il appelle à une organisation interne approfondie et à une éducation politique radicale des membres, capables de renforcer leur capacité à utiliser leur pouvoir potentiel.
À quoi doit ressembler cette éducation politique ? Melissa Shetler remet en question le type typique d’éducation politique syndicale qui peut créer de la passivité et de la retenue envers les expert·es. Elle dit : « La pédagogie syndicale. . . devrait inculquer à la fois les compétences de pensée critique et une vision de l’étudiant·e et des travailleur·euses à la fois comme apprenant·e et comme connaisseur·se. Pour avoir des membres habilité·es à perturber le capital, nous devons « pratiquer une démocratie et une pédagogie participatives » et « impliquer les travailleur·euses dans une action collective dans laquelle iels sont valorisé·es, entendu·es et capables d’exercer leur pouvoir ».
Enfin, Gene Bruskin a évoqué la célèbre campagne Justice@Smithfield, au cours de laquelle cinq mille travailleur·euses ont organisé syndicalement avec succès un immense abattoir en Caroline du Nord. La campagne était un exemple d’intégration du concept de point d’étranglement de Womack. Il dit : « Rétrospectivement, certaines de ses idées décrivent les stratégies que nous avons finalement adoptées afin d’obtenir un effet de levier dans cette lutte de David contre Goliath. » Lors de cette campagne, le département de l’élevage a été identifié comme une cible clé des perturbations. Un arrêt de travail impliquant seulement 90 travailleur·euses a paralysé la production de toute l’usine, contribuant ainsi à une éventuelle victoire électorale du syndicat – une histoire racontée dans le documentaire Union Time.
Quelle perspective pour le milieu du travail ?
L’ensemble de cette discussion est utile car la proposition de Womack visant à se concentrer sur les positions stratégiques a soulevé une multitude de questions urgentes connexes de la part des personnes interrogées.
Personnellement, je sympathise avec les arguments de Womack. Trouver les positions stratégiques ? Oui. Organiser les perturbations aux points d’étranglement ? Absolument. Les travailleur·euses devraient-iels parrainer des instituts d’étude de la production, des chaînes d’approvisionnement et du capitalisme ? Oui aussi. Les travailleur·euses devraient être expert·es dans tout cela et devraient éclairer la prise de décision de campagne, sans la déterminer complètement.
Même si ce type de campagnes stratégiques est logique, nous devrons également repousser les limites du recrutement traditionnel. Souvenez-vous de cette grève emblématique de General Motors en 1936-1937. Non seulement les travailleur·euses de l’UAW ont fait grève dans les principales usines d’emboutissage de pièces détachées, mais iels ont également occupé l’usine de Flint pendant plus de quarante jours. Pour remporter des campagnes clés impliquant des travailleur·euses stratégiques, il sera nécessaire, lors d’une grève, d’empêcher les briseur·euses de grève de travailler, par le biais d’occupations d’usine ou d’autres moyens. Cela peut impliquer d’enfreindre la loi, comme l’a fait l’UAW.
Pour cela, comme l’ont souligné plusieurs personnes interrogées, nous avons besoin d’un soutien à grande échelle de la part des autres, ce qui peut atténuer la répression étatique. Dans „Class Struggle Unionism“, Joe Burns appelle les syndicats à développer la capacité et la volonté d’enfreindre la loi lorsque cela est nécessaire. Les campagnes stratégiques devront donc nécessairement ajouter cet élément risqué mais essentiel.
Une autre question est de savoir si s’appuyer trop sur des positions stratégiques signifie ignorer les autres travailleur·euses qui souhaitent s’organiser. Le mouvement syndical a l’obligation morale d’aider autant de travailleur·euses intéressé·es que possible, même s’iels occupent des postes « non stratégiques ». Je déteste entendre des histoires de travailleur·euses impatient·es de s’organiser et qui appellent les syndicats sans obtenir de réponse. Selon la plupart des définitions du terme stratégique, les baristas de Starbucks ne seraient pas admissibles. Pourtant, cette campagne a inspiré beaucoup plus de travailleur·euses à s’organiser. Ce genre de résultats inattendus en matière de syndicalisation est la raison pour laquelle je fais du bénévolat depuis plusieurs années auprès du Comité d’organisation du lieu de travail d’urgence (EWOC), dont le réseau de bénévoles aidera tout groupe de travailleur·euses à commencer à s’organiser.
De plus, comme l’ont souligné un certain nombre de répondant·es, les syndicats doivent se réorganiser de manière à responsabiliser leurs membres et les travailleur·euses qu’ils tentent de syndiquer. La croissance et le pouvoir du mouvement syndical ne viendront en fin de compte pas d’une prise de décision descendante et de campagnes stratégiques sélectives menées par les permanent·es syndicaux·ales. Pourtant, une véritable démocratie syndicale est trop rare et inquiéterait trop de dirigeants syndicaux. Donner aux membres les moyens de faire face efficacement au capital signifie qu’iels attendront également davantage de leurs propres dirigeant·es. Il y a, aujourd’hui, trop de pouvoir potentiel sous-exploité dans la manière dont les syndicats sont gérés.
La récente grève évitée des chemins de fer nationaux, annulée par le président Biden, est un parfait exemple d’une énorme opportunité manquée dans ce secteur stratégique. Comme l’a expliqué Dall, nous n’utilisons pas pleinement le pouvoir dont nous disposons déjà dans un secteur majoritairement syndiqué comptant plus de cent mille syndiqué·es. Les travailleur·euses auraient-iels pu faire grève avec succès pour obtenir des congés de maladie payés ? Auraient-iels pu faire grève pour des congés de maladie payés pour tout le monde ? Pourrions-nous rallier suffisamment de soutien du public à cette action perturbatrice ? Cette campagne contractuelle aurait dû être une priorité de l’ensemble du mouvement syndical pour une solidarité massive et coordonnée. La récente déclaration des travailleur·euses de United Electrical sur la nationalisation du secteur ferroviaire ouvre la voie à une stratégie plus audacieuse. Écoutons le plan décennal du mouvement syndical pour y parvenir.
Et si nous étions vraiment sérieux, n’aurions-nous pas un seul syndicat ferroviaire au lieu d’une douzaine, comme le suggère Womack ? Et l’expiration de leur contrat ne devrait-elle pas coïncider avec celle du débardage et du camionnage pour créer un effet de levier maximal dans l’ensemble du secteur des transports ? L’organisation de base Railroad Workers United s’engage dans ce genre de syndicalisation intersyndicale ; nous en avons besoin de beaucoup plus pour construire davantage de pouvoir de la classe ouvrière.
Notre quête du développement du pouvoir à des postes stratégiques est essentielle, mais doit également s’accompagner du renforcement de la solidarité avec les allié·es, d’une réforme démocratique au sein des syndicats qui permet le militantisme et de la libération de l’énergie et de la participation de millions de travailleur·euses curieux·ses des syndicats et qui ont besoin de s’organiser. Il n’existe pas de réponses faciles quant à la manière dont les syndicats devraient donner la priorité au travail de syndicalisation, mais Labour Power and Strategy soulève des questions cruciales sur la construction du pouvoir auxquelles le mouvement syndical doit faire face.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Jacobin